Olivier Razemon : « La mobilité est de moins en moins choisie et heureuse »
Piétonnisation des rues, limitation des véhicules motorisés dans les centres-villes, crise sanitaire… Les pratiques des mobilités des français sont en train d’évoluer ces dernières années. Les citadins sont-ils en train de devenir de moins en moins mobiles ? Les villes commencent-elles à se transformer pour accorder plus d’espaces aux mobilités douces ? Quel avenir pour les espaces dédiés aux voitures ? Nous sommes allés rencontrer Olivier Razemon, auteur de « Les Parisiens », une obsession française (Rue de l’Echiquier, février 2021), pour tenter de comprendre les grands changements des mobilités en ville.
Les villes se sont toujours construites autour des mobilités de leurs habitants. Et depuis plusieurs décennies c’est la voiture qui a guidé leur aménagement. Cependant, peut-on aujourd’hui affirmer que cette tendance est en train de s’inverser avec le déploiement de mobilités douces ?
Historiquement, la ville s’est d’abord développée autour de la rencontre, de l’échange marchand et de la marche. L’espace public tout entier était dédié au piéton. Ce n’est que depuis une cinquantaine d’années que les véhicules motorisés ont été mis au centre de l’aménagement urbain. Parallèlement à cette évolution, les villes se sont étendues de plus en plus, favorisant l’utilisation de la voiture comme mode de transport privilégié. Les décideurs publics, plus particulièrement depuis une vingtaine d’années, ont ensuite agi pour le déploiement unique de ce type de transport : le véhicule motorisé. Par la suite, l’argument écologique est peu à peu entré en jeu dans le but de réduire le phénomène. Et alors que le nombre de voitures trop élevé en ville pointe également du doigt le manque d’espace urbain disponible, cet argument écologique fut d’ailleurs bien longtemps le seul argument à être utilisé pour préférer le déploiement d’autres mobilités. Pourtant, bien nombreuses sont encore aujourd’hui, les places servant de parkings en cœur de ville. Et les conséquences sont telles que les villes se révèlent de moins en moins désirables et ne favorisent pas la marche. Les effets néfastes sur le climat ne sont donc pas les seules conséquences de la voiture en ville : il y a des phénomènes de sédentarité, d’augmentation des accidents, de diminution de la santé publique causés par la pollution atmosphérique. Et ce n’est que depuis peu de temps que les décideurs publics prennent en compte l’ensemble de ces problématiques. Cependant, ce sont principalement les moyennes et grandes villes qui commencent à se mobiliser. Nous ne sommes donc qu’au début du changement.
On entend souvent parler du basculement de notre société urbaine, dans une ère de démobilité. Les confinements successifs, les couvre-feu et le développement du télétravail, ont été l’occasion pour les citadins de diminuer drastiquement leurs déplacements. Mais concrètement qu’est-ce que la démobilité signifie ?
Sommes-nous en train de nous diriger vers des villes où les voitures seront de moins en moins présentes ? La démobilité est un concept qui existait avant l’épidémie de Coronavirus. L’idée n’est pas de dire que l’on va cesser d’être mobile, mais bien que l’on va réduire notre mobilité. C’est d’ailleurs un constat que l’on fait aujourd’hui dans les grandes villes. La mobilité choisie et heureuse n’existe plus, car en réalité, les citadins sont lassés de subir des temps de trajets toujours plus longs. La démobilité ne crée donc pas forcément une rupture, mais elle permet plutôt le déploiement de mobilités choisies et agréables.
On ne va donc pas assister à la disparition de la voiture en ville. Et en réalité, utiliser ce type de formulation sert à discréditer les politiques œuvrant pour les mobilités douces. La voiture restera, dans certains cas, un outil indispensable. Le véritable enjeu pour nos villes est que pour les courts trajets, autrement dit ceux de 3 ou de 4 km, un autre type de mobilité doit être sollicité. Par ailleurs, on entend souvent dire que le vélo est un mode de transport qui a largement émergé ces dernières années, mais ce n’est pas tout à fait vrai. Bien évidemment, on observe une forte progression dans son usage, mais le potentiel est encore énorme. Et c’est à ce niveau là que se situe tout l’enjeu : continuer à démocratiser ces types de transports qui prennent peu d’espace, une denrée finalement très rare en ville.
Cet été, en pleine crise sanitaire, les espaces dévolus à la voiture, notamment les places de parking, ont été réquisitionnés pour y installer des terrasses de restaurants et cafés. Et en quelques semaines, les rues se sont transformées en espaces de convivialité piétonne. Était-ce un prémice d’une ville future au sein de laquelle les piétons retrouveraient leur place ?
Dans un premier temps, l’épidémie a obligé les villes à redonner plus d’espace aux piétons, notamment pour leur assurer une distanciation sociale permettant de protéger leur santé. Ce n’est qu’au début de l’été que nous avons vu apparaître des lois qui ont favorisé le déploiement de nouvelles activités dans l’espace public. Tout le monde était un peu déconcerté face au premier confinement que l’on venait de vivre et il est vrai qu’au mois de mai 2020, de nombreux acteurs de la société civile ont alors permis à des solutions simples d’émerger, des idées faciles à mettre en œuvre et peu coûteuses. Les terrasses éphémères des restaurants et bars installées sur des places de parking en sont un bel exemple. Elles existaient avant la crise sanitaire, comme à Nantes où depuis 2017 certains commerçants en construisent chaque année, mais ont largement été déployées dans de nombreuses villes françaises durant l’été. Cette période a donc été l’occasion de tester. Une logique qui est peu utilisée en urbanisme puisque nous avons tendance à construire de façon pérenne, ce qui conduit parfois à des catastrophes.
Justement, la notion d’éphémérité ne peut-elle pas être une porte d’entrée pour laisser plus de place aux mobilités douces, et peu à peu transformer les espaces dédiés à la voiture ?
La question de l’éphémère est très intéressante pour faire évoluer les mobilités. L’Italie est particulièrement agile avec cette notion : elle a par exemple développé des Zones à Trafic Limité. Dans ces zones, seuls les véhicules ayant un motif valable de déplacement sont autorisés à circuler. Selon les villes, ces zones sont instaurées de manière définitive comme à Bologne ou Turin, ou alors de manière temporaire. Ce type de logique en France est encore très peu utilisé et c’est dommage. On trouve quelques exemples, comme la rue de Rivoli à Paris, mais ces exemples restent encore marginaux.
La diminution de la présence de la voiture en ville implique la réappropriation des espaces qui lui sont dédiés et les parkings qu’ils soient souterrains ou extérieurs sont un réel enjeu duquel les collectivités doivent se saisir pour transformer positivement leur espace. Existe-t-il déjà des dynamiques en cours ?
Ces espaces pourront-ils être demain les symboles de réappropriation piétonne ? C’est une préoccupation qui commence à émerger dans le débat public. Aujourd’hui, il existe de nombreux parkings, en majorité sous terrain, qui sont inutilisés, même en centre-ville. Cela explique la volonté des aménageurs à construire des parkings ayant la capacité d’accueillir deux véhicules par foyer. En réalité, aujourd’hui une large majorité des foyers ne possède qu’une seule voiture, certains n’en n’ont même plus. Un véritable enjeu se pose aujourd’hui quant au réemploi de ces espaces vacants.
Un article du journal Le Monde intitulé “Le business des places de parking vides attise les convoitises” écrit par Emeline Cazi est d’ailleurs récemment sorti. Il expose les premières dynamiques en cours. Concernant la question du réinvestissement des places de parkings, et notamment souterraines, il est intéressant d’observer la diversité des acteurs qui s’emparent du sujet. Ce sont aussi bien des acteurs privés majeurs, des start-up et même des collectifs de citoyens qui permettent à des solutions d’émerger. Certaines structures proposent d’ailleurs de louer les places de parking vides pour y proposer de nouvelles activités, comme le stockage de vélos, trottinettes ou encore scooter, ou bien de marchandises.
Ce phénomène de parkings vacants révèle en creux celui de la place de la voiture dans les villes. Dans des villes comme Lyon, Rouen ou encore Nantes, lorsque les terrasses éphémères de restaurants ont été installées sur des places de stationnement, certains ont râlé, puis se sont adaptés en se garant plus loin. Certains foyers se débarrassent même de leur véhicule en se rendant compte qu’en ville ils n’en n’ont pas l’utilité. Et concernant la question de la réutilisation des places de parking, beaucoup de villes moyennes commencent à s’engager pour y déployer de nouveaux usages.
En laissant plus de places aux piétons et aux mobilités douces, sommes-nous en train de fabriquer des villes plus vivantes ?
Même si le phénomène s’est accentué depuis un an, nous constatons depuis longtemps que les citadins ont besoin d’espace. Leur espace privatif étant limité, ils n’ont souvent pour seul espace extérieur, que l’espace public. Il est donc bien souvent difficile d’inviter à dîner ou même de recevoir des amis ou de la famille chez soi. C’est une des raisons pour lesquelles on a l’habitude de voir les citadins s’entasser dans des parcs où aux terrasses de café dès lors que le soleil réapparaît. C’est souvent leur seul moyen de se retrouver. Ce besoin d’espace s’est aujourd’hui transformé en véritable demande et les citadins le récupèrent peu à peu.
Le développement récent des villes n’a inclut le piéton que dans des situations spécifiques : les terrasses des bars, les berges ou les parcs… Mais on a peu pensé au piéton du quotidien, celui qui se déplace d’un quartier à un autre ou qui traverse un carrefour. Des changements sont en cours, mais ils sont ressentis comme chaotiques parce qu’ils ont été faits dans la précipitation. Cependant, certains outils commencent à se développer dans ce sens, comme le baromètre des villes marchables, qui permet notamment de jauger la place laissée aux piétons. Car c’est en rendant de l’espace aux mobilités douces que nous réussirons à fabriquer des villes plus vivables.
Photo de couverture : © Maxime Massole