“Nature en ville : nous assistons à un vrai virage, une vraie prise de conscience”
S’il est tout à fait possible de faire cohabiter le bitume avec la faune et la flore et de réinstaller durablement une forme de nature en ville, il ne suffit pas de planter pour y parvenir. L’écologue Philippe Clergeau se bat pour imposer la biodiversité dans nos rues en créant de nouveaux écosystèmes. Il nous a livré quelques pistes de réflexion pour favoriser la cohabitation des espèces en ville et rendre les espaces urbains plus écologiques.
Avec le réchauffement climatique, on parle beaucoup d’un retour de la nature en ville. Pourquoi et qu’est-ce que cela signifie ?
Aujourd’hui, on ne peut plus opposer la ville et la nature, je pense que c’est très clair. La demande sociétale est énorme, pour de multiples raisons. Il y a un rejet de l’architecture et de l’urbanisme des années 1960-1970 qui s’exprime clairement. Les arguments, qui sont assez bien compris par le grand public, sont ce qu’on appelle les “services éco-systémiques” : ce sont tous les services que rend la nature à l’homme et tout particulièrement dans la ville. C’est par exemple la végétation qui va permettre de rafraîchir la ville, de réguler la pollution de l’air, de l’eau, donc d’être en meilleure santé. Il y a toute une liste d’avantages qu’on peut mettre en avant et qui est aujourd’hui utilisée pour verdir la ville. On a démontré de nombreux bénéfices que ce soit en terme de régulation des pollutions, de santé, de bien-être et d’ambiance. Qu’il s’agisse d’une approche écologique, psychologique ou énergétique, on perçoit tout l’intérêt de développer une végétation urbaine. Ces arguments sont aujourd’hui bien compris par les collectivités et les élus. Le plus fort, celui qui revient tout le temps, c’est la lutte contre les îlots de chaleur. C’est celui que les collectivités reprennent de façon importante.
Diriez-vous que les collectivités et les élus se sont saisis de cet enjeu ?
Je travaille depuis 25 ans sur le sujet, souvent à l’étranger aussi, et je constate un vrai virage, une vraie prise de conscience. L’idée que la végétation va permettre un mieux être du citadin est bien passée chez l’ensemble des acteurs. Lors des municipales, on a pu constater une tendance à la revendication d’une approche plus verte de la ville. Aujourd’hui, il y a une reconnaissance par tous les acteurs de la ville, du citadin aux collectivités en passant par les concepteurs, de la nécessité de végétaliser la ville.
Que pensez-vous du fait d’intégrer des écologues dans les projets des promoteurs immobiliers ? Certains commencent à le faire.
Au cours de l’histoire de l’urbanisme, ce sont les architectes qui se sont imposés les premiers. Petit à petit, les paysagistes se sont installés également. Aujourd’hui, quand on pense un quartier, on intègre dans le consortium des architectes et des paysagistes. Je revendique qu’on ait aussi un écologue urbaniste qui va compléter l’approche qu’on peut avoir quand on implante des maisons et des espaces verts et qu’on organise l’espace public. Ça commence à se faire mais il n’y a pas encore beaucoup d’exemples. Parfois, des écologues sont souhaités pour apporter une touche de biodiversité. On entre par la petite porte. Aux écologues de faire passer le message ensuite.
Quelle est votre conception de la ville plus naturelle ?
On sait végétaliser la ville. On a à disposition une série de végétaux – arbres, plantes – qui permettent de verdir les espaces urbains. Ma conception, c’est qu’il faut aller beaucoup plus loin et s’interroger sur la notion de biodiversité.
Aujourd’hui, on se concentre beaucoup sur les effets directs : rafraîchir la ville, capturer les particules d’air… L’arbre le plus adapté pour le faire, c’est le platane. C’est un arbre résistant qui supporte la sécheresse et la pollution. On a mis du platane un peu partout, c’est l’espèce dominante dans la plupart des villes car c’est un choix technique de plantation. Seulement, pour l’écologue que je suis, ce n’est absolument pas durable car c’est une monoculture et donc une fragilité. Imaginons qu’il y ait un accident sanitaire ou climatique, cette espèce pourrait disparaître. Et du coup, nous n’aurions plus de végétation en ville. Ma proposition, c’est d’aller vers une diversification des espèces et de créer des relations entre ces espèces. Il faut qu’on essaye de recréer les écosystèmes qu’on trouve dans la nature. Si une espèce meurt, ce n’est pas grave car d’autres prennent la suite. Il faut continuer à végétaliser la ville tout en portant une réflexion autour des espèces qu’on plante.
La nature en ville doit inclure les plantes mais aussi les animaux. Je parle beaucoup de végétation parce que c’est la base : sans végétation, il n’y a pas d’animaux en dehors des rats et des renards. C’est la condition de l’installation cohérente d’une faune. La végétation peut apporter la reconstruction d’une chaîne alimentaire.
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Vous dites que verdir la ville est insuffisant. Pourquoi la diversité est primordiale lorsqu’on pense la nature en ville ?
La question environnementale, qui englobe la gestion des risques et des pollutions, a été abordée correctement. Le problème qui se pose aujourd’hui, c’est celui de la transition écologique, c’est-à-dire comment on peut s’inspirer de la nature à différentes échelles. L’idée n’est pas d’utiliser des espaces animales ou végétales pour s’en servir techniquement mais plutôt de mimer un écosystème qui est beaucoup plus durable. Il y a des échanges entre les différentes espèces, ce qui donne une forme de stabilité. En écologie, on parle rarement de stabilité car tout est très dynamique mais c’est l’objectif.
L’orme qui était une des espèces d’arbre les plus plantées dans les villes du sud de la France a complètement disparu dans les années 1970 à la suite d’une maladie. On a des exemples qui nous montrent qu’il faut une diversité d’espèces. C’est ce qui va permettre leur reproduction mais aussi un fonctionnement plus simple : il y aura moins d’espèces invasives, on aura besoin de moins d’irrigation grâce aux plantes couvre sols… Le sol deviendra plus vivant. Aujourd’hui on rajoute des intrants quand on voit que les arbres fatiguent. Mon approche est écologique : il faut changer de vision et de paradigme.
La vision très servicielle et utilitariste de la nature a-t-elle par moment supplanté l’aspect écologique ?
Aujourd’hui, il est évident que c’est le côté utilitaire de la nature qui prime. Je travaille beaucoup avec les concepteurs et les acteurs de la gestion urbaine et c’est très clair. On parle des “services” que la nature peut nous rendre. Pourquoi tient-on ce discours ? Parce que c’est le plus efficace. Quand on explique qu’il faut sauver les papillons car il y a moins de machaons et de moineaux qu’il y a 20 ans, les gens s’en fichent. Quand j’ai commencé à parler des oiseaux, on m’a répondu qu’on allait demander à la LPO (ligue de protection des oiseaux) de mettre des nichoirs. Ce n’est pas avec les animaux qu’on va faire évoluer les mentalités. Aujourd’hui encore, cet argumentaire n’est pas suffisant. Le côté utilitariste est beaucoup plus puissant pour faire comprendre qu’on est dépendants de la nature.
Quelle doit être la priorité des écologues aujourd’hui ?
La nature, c’est la clé du bien-être urbain, du bien-être du citadin mais aussi de la biodiversité. On sait que de nombreuses espèces souffrent de nos actions, on entend régulièrement les cris d’alarme des différents spécialistes et des muséums. Si la ville s’écarte complètement de ce sujet et ne contribue pas à protéger la biodiversité, c’est sûr qu’on y arrivera pas. En Europe, plus de 20% de l’espace est considéré comme urbanisé, c’est énorme ! Plus de 50% des citoyens vivent dans la ville. On ne peut pas faire une croix sur cet espace et dire qu’il est devenu uniquement celui de l’homme. Il faut qu’on comprenne qu’on fait partie de la nature et qu’on ne peut pas vivre sans elle. Un rapprochement avec la nature est nécessaire. Elle doit être protégée aussi en ville. Il est évident que ce n’est pas dans les zones urbaines qu’on va protéger le plus grand nombre d’espèces mais avec les chiffres que je vous ai donnés, on ne peut pas se permettre d’écarter l’habitat urbain des espaces potentiellement utilisables par une biodiversité. Il faut que la ville participe à l’idéologie de la conservation.
Pendant le confinement, les citadins ont massivement regretté le manque d’espaces verts. Y a-t-il un bien-être psychologique lié au fait de vivre proche de la nature ?
Nous avons besoin de voir et de pratiquer la nature, ça a été démontré. Il y a actuellement une thèse en cours sur l’importance du visuel de la verdure et des arbres. C’est un argument supplémentaire en faveur de ce que j’appelle la santé psychologique et physiologique. Au début du confinement, 24% des Parisiens sont partis à la campagne pour répondre à ce besoin. Ils avaient besoin d’avoir au moins un petit jardin à cultiver pour être dehors et respirer de l’air pur.
Après le confinement, il faut absolument qu’on ait une réflexion sur l’usage des espaces publics. Lors de la fermeture des parcs et des jardins, je m’étais immédiatement élevé contre : ça me paraît aberrant de confiner des gens sans leur permettre d’aller se promener, surtout à Paris où la densité de population est énorme. Je ne suis pas sûr qu’on ait un deuxième confinement mais on a visiblement une nouvelle vague qui est en train de se dessiner. Il faut repenser l’organisation de nos parcs urbains pour permettre que les gens puissent continuer à y aller. Il faudrait peut-être mettre en place des circulations comme dans les grandes surfaces.
Quels sont les freins qui empêchent ou retardent le développement de la nature en ville ?
Le frein essentiel, c’est le frein politique. Il y a une prise de conscience générale. Les politiques sont décisionnaires sur ces projets à l’aide des financements publics. Aujourd’hui, par expérience, beaucoup de services de parcs et jardins ou des espaces verts ont bien intégré cette question de la nature en ville. Ce n’est pas toujours le cas des services d’urbanisme. Les DGS et les maires ont parfois du mal à intégrer ces éléments. Pour avoir travaillé avec des étudiants de Sciences-Po sur la métropolisation, c’est un frein que l’on retrouve dans les nouvelles organisations. Lorsque je travaille avec des municipalités, c’est grâce à l’initiative du maire qui rend cela possible.
Le frein financier est important : ça coûte cher. Une mairie qui investit veut un résultat à court terme car la durée d’un mandat est de 5 ans. Mais quand on plante des petits arbres, il faut attendre 10 ou 15 ans avant d’avoir des canopées et un effet de rafraîchissement important. Il faut qu’on soit capables d’emmener nos décideurs, nos politiques, nos gestionnaires sur des projets à long terme.
Que faudrait-il faire pour rendre les projets de nature en ville plus efficaces ?
Je me suis aperçu très rapidement que la plupart des productions architecturales ou urbanistiques ne sont pas suivies. Comment une discipline telle que l’urbanisme peut évoluer si elle n’est pas capable de s’évaluer ? Dans les sciences écologiques, biologiques, physiques, on fait des expérimentations et on regarde ce que ça donne. En architecture, un livre un quartier et il y a peu de choses qui se situent après la livraison. Tout l’intérêt des éco-quartiers, c’était de faire des labellisations programmées de façon à prendre en compte son devenir et son utilisation. Malheureusement la plupart du temps, il n’y a pas de suivi.
Quelles seraient selon vous les politiques de nature en ville à éviter ou à ne pas reproduire ?
J’ai animé plusieurs programmes de recherche sur la végétation en ville. Le dernier a montré qu’on avait beaucoup plus d’échecs lorsqu’on n’avait pas pris en compte les questions de gestion. Lorsqu’on interroge des Parisiens, 80% d’entre eux disent qu’ils aimeraient bien que leur façade, leur pignon ou leur toiture soit végétalisé. C’est fort, ça montre qu’il y a un vrai désir. Mais quand on va voir des copropriétaires dont les façades ont été très végétalisées, là, le chiffre chute complètement. Ils se plaignent que ça n’est pas entretenu, qu’il y a des insectes, des feuilles mortes… Il peut y avoir un renversement des sentiments et de l’appréciation en fonction de la gestion de la végétalisation.
De la même façon qu’on prévoit des ravalements tous les 20 ou 30 ans, j’essaye avec difficulté d’imposer à tous les projets de paysagistes ou d’architectes une notion de gestion des végétaux. On doit être capables de dire combien ça va coûter, qui va passer pour tailler et entretenir.
En banlieue parisienne, de très grandes entreprises ont végétalisé de très grands pignons irrigués avec des petites pompes. Un été, la pompe est tombée en panne alors qu’il n’y avait personne pour surveiller et les plantes ont brûlé. C’est une catastrophe qu’un investissement d’image fort qui est prévu pour durer ne fonctionne pas parce que la gestion n’a pas été assez bien prévue.
Faut-il éduquer les citoyens afin qu’ils comprennent mieux ce qu’est la nature en ville dans ses manifestations les plus concrètes ?
On est en train de changer un paradigme culturel. Aujourd’hui la rue, c’est la propreté. On ne veut pas un papier gras, ni une mauvaise herbe. On est en train de basculer vers un autre modèle mais il faut l’expliquer car les citadins ont des références historiques, culturelles. Pourquoi brusquement il y a plein de plantes le long du caniveau ? À Rennes, on se plaint que la ville est mal entretenue . C’est dû à un manque de communication. Il faut expliquer pourquoi on ne traite plus les pieds d’arbres : ce n’est pas parce que les jardiniers sont moins consciencieux, c’est parce que ça permet l’imperméabilisation des sols et l’installation de petites espèces végétales, d’insectes. Il faut sensibiliser les urbains.
Sur quels sujets travaillez-vous actuellement ?
Nous avons des travaux en cours sur les bâtiments végétalisés. On fait des essais autour des “wild roofs”, des toitures sur lesquelles on ne met que du substrat pour voir quelles plantes s’installent. On regarde quelles sont les plantes qui durent, celles qui ne durent pas, celles qui supportent la sécheresse… On fait des prototypes de nouveaux matériaux de construction qui incluent de la terre. Il y a déjà un exemple avec l‘école de la biodiversité à Boulogne-Billancourt. On s’interroge : quelles sont les relations entre le béton et la terre avec la pression des racines ? On va très loin sur ces sujets techniques.
L’autre aspect de nos travaux porte plutôt sur la conception et la planification. Il s’agit de recherches fondamentales et techniques. On travaille à deux échelles : d’une part on se demande ce que serait un urbanisme écosystémique c’est-à-dire s’inspirant des écosystèmes. L’idée est alors d’intégrer à la grande échelle les problématiques de formes urbaines (Où mettre les corridors écologiques ? Comment regrouper le bâti ?) pour permettre un développement de la biodiversité. D’autre part, on essaye de reproduire des petits écosystèmes avec des plantes qu’on aime bien (les plantes horticoles et ornementales) et des espèces locales. L’objectif est de comprendre s’il peut y avoir des relations entre ces espèces, et est-ce que cela peut faire système. On a appelé cela des néo-écosystèmes car ce sont des communautés de plantes totalement différentes de celles qu’on peut trouver en forêt ou dans les landes.