Comment le sport s’approprie-t-il la ville ?
Privés de salles de sport pendant le confinement, des milliers de Français se sont rabattus sur la pratique à domicile ou ont, au contraire, enfilé leurs baskets pour aller courir dans la rue. Joggers du dimanche ou marathoniens, les sportifs se sont multipliés au cours de la période transformant la ville en salle de sport géante, au grand dam des partisans d’un confinement strict. Alors que le risque d’une reprise de l’épidémie plane toujours, les rues seraient-elles devenues le lieu de la pratique sportive par excellence, au détriment – parfois – des infrastructures traditionnelles ?
Les urbains plus sportifs que la moyenne des Français
L’air pur de la nature, la beauté des paysages… Pour de nombreux sportifs, la pratique d’une activité physique et sportive est intimement liée au fait de se retrouver dans un environnement naturel, voir sauvage. Kayak en mer, escalade en montagne, footing en forêt… Si dans l’imaginaire collectif, sport rime avec grands espaces, la réalité est toute autre.
Selon les chiffres du Ministère des Sports, en France 16,3 millions de personnes pratiquent une activité sportive en tant que licenciés. Or, d’après le rapport 2019 de l’INJEP (Institut national de la jeunesse et de l’éducation populaire), la majorité d’entre eux pratique en ville. Les personnes résidant en dehors des grandes agglomérations ont moins souvent une pratique sportive que les autres. Comment l’expliquer ?
Première hypothèse, les villes proposent plus d’équipements que les zones rurales. Les agglomérations fournissent à leurs habitants de nombreuses possibilités d’exercer une activité physique et sportive. Les stades et autres complexes permettant les pratiques collectives ou individuelles – piscines, patinoires, dojos, etc. – y sont nombreux et bien établis. Pour autant, qui dit offre abondante ne dit pas forcément plus de pratiquants. A population équivalente, les zones rurales sont mieux dotées en infrastructures que les villes. Et pourtant, leurs habitants sont moins enclins à faire du sport que les citadins. La densité du maillage urbain et la facilité d’accès grâce aux transports en commun semble donc constituer un levier indéniable à la pratique, notamment chez les plus jeunes. Malgré cela, d’autres facteurs peuvent expliquer la plus forte propension des urbains à enfiler leurs baskets.
Pour Charles Diers, Adjoint aux Sports de la ville d’Angers, la diversité de l’offre permet de répondre à l’envie des urbains de pratiquer une activité sportive. “Dans notre ville, le sport le mieux représenté, c’est le football avec une quinzaine d’associations, reconnaît l’ancien footballeur professionnel. Mais nous avons 250 associations sportives. Nous proposons pas loin d’une centaine de pratiques différentes !”. Dans les agglomérations, il y en aurait donc pour tous les âges et pour tous les goûts. Un point de vue partagé par Marc Delaunay, responsable de la direction des sports de Rennes, qui reconnaît une “densité de l’offre qui crée et qui stimule la demande, parce qu’elle est pléthorique en milieu urbain”. Selon lui, le fait de travailler en ville offre également la possibilité aux salariés “d’investir la pause du midi ou le temps qui suit leur travail pour pratiquer une activité sportive”. La ville permettrait une optimisation du temps propice à la pratique du sport.
La popularisation des pratiques urbaines
Skateboard, hip hop… De nombreuses disciplines urbaines sont nées dans la rue et se sont développées en s’adaptant à la rareté de l’espace disponible. La ville, lieu privilégié des interactions, semble favoriser l’émergence de nouvelles pratiques. Certains sports ont aussi vu le jour sur le bitume en utilisant la ville comme terrain de jeu et en capitalisant sur l’existant.
C’est le cas du street workout, un entraînement au poids de corps à mi-chemin entre la musculation et le cardio qui consiste à utiliser le mobilier urbain. Escaliers, bancs publics, échafaudages… Ses adeptes alternent course à pied, agrès (vélo elliptique, machine à bras…) et renforcement (pompes, abdos). L’urban training se pratique seul ou en groupe mais toujours à l’extérieur. Finies les salles de sport bondées ou onéreuses. D’autres activités physiques s’affranchissent des terrains de sport balisés et des infrastructures sportives. La plus connue est probablement le parkour, inventé en France. Preuve de la reconnaissance accordée à ces disciplines, elles ont, pour certaines, une fédération nationale, voire internationale et leurs licenciés s’affrontent lors de compétitions partout dans le monde.
Certaines communes sont même allées jusqu’à implanter dans leurs rues des pratiques habituellement réservées à la nature. Pour faire “changer le regard sur la ville”, les organisateurs de l’atypique Lyon Urban Trail, soutenus par l’équipe municipale, ont imaginé une course de plusieurs dizaines de kilomètres au coeur des sites classés patrimoine mondial de l’Unesco. Si l’initiative n’a pas toujours été du goût des puristes, elle fait figure de référence en ce qui concerne la transformation d’un sport de nature en sport urbain, de même que la Lyon Free Bike, une rando-raid inventée par des passionnés de vélo en 1997.
Les amateurs de sport sont de plus en plus nombreux à considérer la rue comme une salle ou un terrain de sport ouvert à tous. Interrogé par Libération.fr, le sociologue William Gasparini note une “nouvelle appropriation de la ville” par les sportifs. Running, yoga, Tai chi, cyclisme… Ils seraient plus enclins à exercer en plein air et de façon autonome. Cette tendance est confirmée par Marc Delaunay, responsable de la direction des sports de Rennes : “On voit émerger de manière très régulière la formation de spots de pratique hors structure”. Concrètement, cela signifie que certains sportifs exercent volontairement en dehors du secteur associatif traditionnel. Alors que l’offre des clubs se structure autour de lieux et d’horaires fixes, ces sportifs sont à la recherche de davantage de liberté dans leur pratique. “On peut la résumer ainsi : je fais ce que je veux, quand je veux, où je veux et avec qui je le veux”. Le fait de pratiquer en extérieur dans la rue, les parcs et jardins leur permettrait de gagner en souplesse.
Une tendance renforcée par l’épidémie de coronavirus
Pendant le confinement, les sportifs qui avaient l’habitude de fréquenter les salles de sport se sont massivement tournés vers le numérique et la rue. Mais à la surprise générale, le confinement a également suscité un engouement inattendu pour le running chez les non sportifs. Nombreux sont ceux qui ont profité de cette période pour se lancer, malgré le manque de matériel adapté. Le sport semble avoir servi de soupape de décompression pendant cette période particulièrement anxiogène. Contraints à la sédentarité, les Français ont également ressenti le besoin de prendre soin de leur corps et de bouger afin de limiter le stress et la prise de poids.
Après la réouverture des équipements au printemps, force est de constater que les habitués n’ont pas tous fait leur retour en salle. Et pour cause : la mise en place de nouveaux protocoles sanitaires a différé ou ralenti l’ouverture des salles fermées pendant le confinement. En tant que propriétaires et responsables des installations, les collectivités ont parfois temporisé leur accès afin d’être en mesure de garantir la sécurité et le nettoyage quotidien des infrastructures par les agents de nettoyage de la ville en sous-effectif car mobilisés dans les écoles. Plusieurs mois après leur réouverture, les piscines municipales connaissent toujours une fréquentation en berne, preuve que l’inquiétude des sportifs à l’idée d’être confinés à plusieurs dans un espace clos persiste. “On a encore toute une part de la population qui est très prudente et qui ne veut pas se mélanger”, confirme l’adjoint aux sports d’Angers. Il note cependant une forte présence sur les installations de sport cet été, grâce aux associations habituellement fermées pendant la période estivale. Certaines ont choisi de se mobiliser pour proposer des activités aux habitants qui n’avaient pas prévu de partir en vacances.
Bien qu’elle se fasse dans le cadre d’un déplacement entre le domicile et le lieu de travail, la pratique du vélo doit aussi être considérée “comme une pratique sportive à part entière” pour le responsable de la direction des sports Marc Delaunay. S’il ne dispose pas de chiffres exacts, il constate que les Rennais se déplacent de plus en plus en deux roues. “Il y a une préoccupation pour maîtriser son temps de transport mais c’est aussi une question de santé : quand je fais du vélo, je fais du sport”. Le vélotaf, encouragé au cours des dernières semaines par la création de “vélorues” dans plusieurs quartiers de la ville et de “coronapistes”, se maintient à un niveau élevé.
Interrogés à la fin du mois de juillet 2020 par l’Ifop pour Urban Sports Club, plus de 60% des Français déclaraient vouloir expérimenter le sport en plein air. L’arrivée d’une seconde vague de l’épidémie pourrait conforter durablement l’envie de pratiquer à l’extérieur. Si les températures hivernales pourraient décourager les plus frileux, il faut se rappeler que le street workout est très populaire en Russie où les conditions climatiques sont nettement plus rudes. Contrairement aux idées reçues, ce n’est pas la météo qui pénalise les pratiques à l’air libre mais plutôt le manque de politique et d’infrastructures sportives.
Comment les collectivités encouragent la pratique du sport
Pour que les Français puissent faire monter le cardio, certaines villes ont développé des infrastructures légères accessibles gratuitement 24 heures sur 24. Avec l’arrivée des beaux jours, les sportifs se sont rués sur ces équipements disponibles en extérieur. A Rennes, elles sont implantées “un peu partout dans la ville avec un maillage assez performant” : “la disponibilité et l’amplitude horaire permettent de répondre aux besoins des pratiquants hors structures”, selon la direction des sports de la ville.
À Angers, 900.000 euros ont été investis entre 2014 et 2020 pour développer des équipements de proximité imaginés avec les habitants et regroupés sous le nom d’Angers Stadium dont les “street workouts, des structures où chacun est libre de venir faire son gainage ou sa musculation de manière libre ». L’adjoint aux sports Charles Diers reconnaît “qu’elles sont très remplies actuellement”. Le constat est le même dans toutes les zones urbaines : les espaces extérieurs et les agrès sont pris d’assaut.
Pour éviter la saturation des équipements municipaux aux accès restreints, les villes tentent de jouer sur l’amplitude horaire. En confiant les clés et la gestion des infrastructures aux associations, elles s’assurent qu’elles vont pouvoir rester ouvertes plus longtemps. À Paris, la ville a accordé à 79 associations la possibilité de gérer les créneaux horaires du soir. Grâce à cette démarche, ce sont 220 heures d’activités de plus qui sont proposées chaque semaine. Depuis la rentrée 2019, elles ont également la possibilité d’ouvrir le dimanche après 18h.
Ecouter les habitants
Comment s’assurer que les habitants vont s’approprier les nouvelles installations sportives et qu’elles ne vont pas être réservées à quelques happy few ? “C’est très important de construire ces espaces avec les habitants du quartier”, explique Charles Diers qui sonde régulièrement les animateurs socio-sportifs et les équipes de terrain angevines. “Quand on a une idée, on va dans les maisons de quartier pour la proposer et voir comment les gens réagissent”.
A Rennes, le Conseil du sport – instance participative chargée de faire vivre la politique sportive de la ville – comporte un collège dédié aux pratiques et aux usagers hors structures. “C’est assez difficile pour une collectivité de connaître avec précisions leurs attentes car ce sont des pratiques diffuses. On ne sait pas exactement comment ils pratiquent, pourquoi ou à combien…”, détaille Marc Delaunay. Les membres du collège sont chargés de discuter avec les administrations et la municipalité et de faire remonter leurs besoins.
De plus en plus d’agglomérations consacrent également une partie de leur budget participatif aux installations sportives. Les habitants qui le souhaitent peuvent proposer des projets qui seront ensuite votés par l’ensemble de la population. En 2019, les Parisiens ont ainsi retenu un projet visant à rendre l’activité de plein air plus accessible au sein du 13ème arrondissement. Actuellement à l’étude, il prévoit l’installation de machines cardio-musculaires sur une esplanade et la rénovation des terrains de basket en accès libre situés sous le métro Glacière pour un montant de 280.000 euros. Si ces propositions ne sont pas toujours retenues à l’issue de la phase de vote, elles permettent aux élus de prendre connaissance des aspirations et des envies de leurs administrés.
L’une des principales problématiques posées par la pratique en solitaire est le manque d’accompagnement, notamment pour les grands débutants qui ne savent pas forcément comment démarrer. La signalétique doit permettre de limiter les mauvais usages et les risques de blessure. À Lyon, c’est une application – Enform@Lyon – qui explique comment utiliser le mobilier urbain.
Alors que le sport individuel en extérieur semble prendre son envol, il faut désormais apprendre à faire dialoguer l’ensemble des pratiquants – autonomes et clubs, débutants et confirmés – qui sont parfois amenés à partager les mêmes installations. L’autre priorité consiste à maintenir le tissu associatif en ville. “Le sport, ça n’est pas que la performance individuelle, le bien-être ou la santé. C’est très important, et c’est pour ça qu’on met des infrastructures à disposition, mais certains ont besoin de lien social. Les clubs et les associations sont prépondérants pour maintenir ce lien et une forme de cohésion en ville”, insiste Charles Diers.