Les sciences du cerveau, meilleures alliées des villes ?
Alice Cabaret, urbaniste, et Emma Vilarem, docteure en neurosciences cognitives, sont co-fondatrices de l’agence [S]CITY, qui œuvre à intégrer les outils et connaissances issues de la recherche sur le cerveau et le comportement aux projets urbains, afin que les villes répondent au mieux aux besoins cognitifs, émotionnels et sociaux de leurs habitant·e·s.
Quel constat dressez-vous quant aux risques que l’environnement urbain fait peser sur la santé de ses habitants, particulièrement en ce qui concerne le fonctionnement du cerveau ?
Emma : La littérature scientifique établit désormais que les villes, bien qu’elles soient des territoires d’opportunités, représentent un risque pour le bien-être et la santé mentale des individus. Certaines études avancent que vivre dans une grande ville serait en effet associé à un risque accru de 39% de développer des troubles de l’humeur par exemple, comparé à une ville de périphérie ou en zone rurale. L’hypothèse derrière cela, c’est que notre cerveau évolue bien plus lentement que nos environnements. Il y a des dizaines de milliers d’années, l’humain vivait dans des espaces naturels, au sein de petits groupes sociaux, entourés des siens. Aujourd’hui, la vie en ville est associée à des environnements urbanisés et un tissu social distendu dans l’espace. Notre cerveau s’est ainsi développé dans des environnements sociaux et naturels bien différents de ceux que l’on connaît aujourd’hui, avec pour conséquence de n’être pas (encore) bien adapté aux sollicitations de la ville. Parmi les « stresseurs » que nous identifions pour la santé mentale se trouvent les diverses sources de pollution (lumière, bruit, air), le manque de relations sociales de proximité, ou encore d’accès à la nature. Mais il ne s’agit pas ici de diaboliser les villes, au contraire ! Nous sommes convaincu·e·s que ce sont bien des villes que doivent venir les solutions.
Alice : En effet ! D’abord parce que la part de la population urbaine ne cesse d’augmenter dans le monde, ensuite parce que la crise climatique nous impose de trouver des solutions dans les territoires déjà urbanisés. Notre enjeu est de prendre mesure de ce qui, en ville, affecte le fonctionnement humain, pour pouvoir collectivement penser et concevoir des projets urbains respectueux de la santé mentale et du bien-être. Il est capital que les environnements urbains préservent et restaurent les ressources cognitives, émotionnelles, sociales, de leurs habitant·e·s, surtout en temps de crises répétées.
Isolement relationnel, habitations exiguës, inadaptation au télétravail, la crise sanitaire a révélé certaines limites de notre organisation urbaine. Comment les sciences cognitives peuvent-elles aider à bâtir des villes plus résilientes face aux chocs de toute nature ?
Emma : Tout d’abord, lorsqu’on parle de chocs, il est indispensable de s’intéresser au fait que certains les subissent plus violemment que d’autres. Parmi ces facteurs aggravants figurent notamment les inégalités socio-économiques. Si on repense seulement aux stresseurs mentionnés plus haut, on note déjà à quel point les populations vulnérables les subissent : elles vivent dans des quartiers éloignés du centre-ville et des services, plus proches des grands axes routiers de périphérie, à plus grande distance des espaces verts. Ces inégalités d’exposition aux pollutions, ou d’accès à la nature et au soutien social, affectent la résistance en temps de crise, quand les individus ont justement besoin de puiser dans leurs ressources mentales, physiques et sociales pour pouvoir faire face. Bâtir la ville résiliente doit donc se faire avec et pour les “publics oubliés”, car en pensant la ville pour eux, on la pense pour tou·te·s.
Alice : Pour cela, il est pertinent de pouvoir comprendre et évaluer rigoureusement quelles sont les propriétés de l’environnement urbain qui ont un impact positif significatif, en prenant aussi en compte les différences inter-individuelles. Grâce aux données scientifiques dont nous disposons, et à notre compétence en urbanisme, nous pouvons produire et hiérarchiser les recommandations opérationnelles, de façon à agir de façon prioritaire sur ce qui a le plus de “poids”. C’est notamment ce que les sciences cognitives peuvent apporter à cette question, lorsqu’elles sont alliées à l’urbanisme. Bien sûr, l’enjeu est de réussir à intégrer cette discipline à toutes celles déjà autour de la table, pour travailler ensemble de la façon la plus globale et opérationnelle possible.
Pour l’heure, existe-t-il des villes en pointe en matière de recours aux sciences cognitives et sur quelles réalisations peuvent-elles s’appuyer ? Emma ?
Emma : En France, le sujet en est encore à ses débuts. De plus en plus de collectivités font appel aux sciences comportementales pour mieux concevoir et déployer des politiques publiques, dans une logique de recherche-action. Nous accompagnons par exemple les territoires vers une meilleure compréhension des déterminants des comportements et dynamiques humaines, sur des sujets tels que le choix de logement en lien avec l’étalement urbain, ou les comportements de civilité dans les espaces publics.
En revanche, l’aménagement urbain, la conception architecturale et la promotion immobilière n’intègrent que trop rarement des disciplines comme la nôtre aujourd’hui. On peut faire les meilleurs cheminements piétons, ou construire les plus beaux bâtiments, si l’on ne prend pas en compte les freins psychologiques ou émotionnels à la marche, ou l’impact de la hauteur des immeubles sur le sentiment de bien-être, alors on peut rater la cible. A contrario, prendre en compte ces dimensions humaines et sociales peut produire des bénéfices multiples pour les territoires et leurs habitant·e·s. Un exemple de cela : les personnes qui vivent dans un environnement qui répond à leurs besoins fonctionnels et émotionnels développent un sentiment d’attachement, qui leur procure un bien-être certain mais qui les encourage également à s’impliquer dans la communauté locale et à prendre soin du lieu. On peut alors observer des bénéfices à tous les niveaux, de l’humain à son environnement physique et social.
Chez [S]CITY, nous sommes convaincu·e·s que croiser les regards et les expertises est la clé de la réussite durable des projets urbains et immobiliers. Nous pensons qu’y intégrer les sciences cognitives peut permettre d’avoir une approche plus riche encore de la ville qu’on ne l’a aujourd’hui.
Comment, concrètement, mobiliser les sciences cognitives dans le cadre d’un projet à l’échelle d’une ville, d’un quartier ou d’un projet immobilier ?
Alice : Les sciences cognitives peuvent être mobilisées à toutes les étapes d’un projet immobilier ou urbain, et à toutes ses échelles (de la cellule à la ville, de l’immeuble au quartier). En amont de la conception, nous appliquons notre méthodologie associant sciences cognitives et urbanisme lors des phases de diagnostic. Nous avons notamment développé notre propre outil de diagnostic sensoriel, et utilisons dans certains cas des instruments scientifiques pour compléter notre analyse des usages et du vécu de l’espace (ex : mesure du stress physiologique, comportements oculaires, etc). L’enjeu est de collecter des informations qui nous permettent de mieux comprendre l’impact du cadre bâti ou naturel sur le cerveau et le comportement, et de les utiliser pour établir ou affiner un programme, des éléments architecturaux, une forme urbaine.
En phase de conception urbaine et architecturale, nous produisons des recommandations opérationnelles dans une logique itérative avec les équipes de maîtrise d’œuvre et d’ouvrage. Elles visent notamment à accroître la santé physique et mentale sur le site, à favoriser les conditions d’appropriation des espaces. Les recommandations sont basées sur les données préalablement collectées sur le site dans la phase diagnostic et/ou sur des données extraites de la littérature scientifique récente étudiant l’impact de la présence d’éléments naturels, de l’ambiance sensorielle, de certaines formes urbaines sur le bien-être et la capacité à tisser du lien social.
Les sciences cognitives sont aussi très utiles lors des phases d’évaluation suivant la livraison des projets, puisqu’elles permettent notamment de qualifier et de quantifier scientifiquement leurs effets. Nous pouvons par exemple étudier le sentiment de bien-être, d’appartenance à la communauté locale ou d’appropriation du lieu.
Emma : Nous menons également une activité de recherche-action pour accompagner ou évaluer le déploiement de politiques publiques, afin qu’elles soient les plus adaptées et les mieux comprises possible par tou·te·s. De façon transverse, notre travail consiste ainsi à mieux comprendre comment l’humain fonctionne et interagit avec son milieu, et à œuvrer pour que les environnements urbains soient les plus respectueux possible de ses besoins.