Les grands magasins, entre fidélité au passé et renouveau
Alors que leur création au XIXème siècle révolutionna durablement les modes de consommation, les grands magasins sont, depuis le début des années 2000, en quête de reconversion. Les crises successives, touristiques, économiques et sanitaires, ainsi que l’essor de grandes enseignes mondialisées fast fashion les ont profondément affaiblis. Entre fermetures, rachats et restructurations, les grands magasins cherchent à réinventer leur modèle. À Paris, la réouverture de la Samaritaine, emblématique grand magasin en travaux depuis une quinzaine d’années, signe-t-elle le renouveau des grands magasins ?
Le grand magasin, symbole de l’art de vivre a la française
Alors que le XIXème siècle, profondément marqué par la révolution industrielle, s’accompagne de grandes mutations productives et sociales, le commerce et la consommation connaissent, eux aussi, d’importants changements. A une ère de commerce de détail proposé dans de petites boutiques spécialisées fonctionnant sur rendez-vous et sans véritable transparence sur les prix succède l’éclosion de grands magasins. L’arrivée de ces derniers bouleverse profondément les codes du commerce classique pour répondre aux besoins d’espaces de ventes spacieux capables d’accueillir les importantes productions de marchandises manufacturées, mais également pour satisfaire une clientèle en quête de variété, d’émerveillement et d’ostentation. Derrière cette idée, un homme, Aristide Boucicaut, qui dès 1854, crée Au bon marché, le premier grand magasin français à ouvrir ses portes à Paris.
L’invention d’un type de lieu dédié à part entière à la consommation pose les prémices de la fondation du commerce moderne : les clients sont invités à entrer dans ces lieux d’exception, flâner, toucher les marchandises, sans aucune obligation d’achat, et consomment une grande part de rêve et d’imaginaire. Grâce aux importantes quantités de produits proposés, les grands magasins cassent les prix par rapport aux petits commerces classiques. C’est d’ailleurs dans ces enseignes que le système de soldes saisonnières prend corps. Galerie Lafayette, Au Bon Marché, Printemps, La Samaritaine apparaissent dans différents quartiers de la capitale, transformant alors l’expérience de consommation en une expérience de loisir.
Un modèle secoué par diverses crises en quête d’innovations
Durant le XXème siècle, le modèle des grands magasins s’exporte dans toute la France notamment avec la franchise des Galeries Lafayettes qui ouvre, dès 1912, son premier magasin en province à Nice. Aujourd’hui, cette enseigne fait partie des rares grands magasins à avoir implanter son modèle sur le reste du territoire, avec 55 magasins présents dans toute la France.
Après leur apogée au milieu du XXème siècle, les grands magasins subissent une première série de crises dans les années 70. Le développement des hypermarchés et des grandes franchises de vêtements leur porte tout d’abord un coup rude, sur un marché où ils évoluaient jusqu’alors sans véritable concurrence. Souvent situés le long d’avenues prestigieuses, ils souffrent de l’augmentation des prix du foncier, contrairement à leurs concurrents situés dans des zones commerciales plus abordables. À tel point qu’au début des années 2010, après de nombreuses fermetures, certains d’entre eux choisissent de se tourner vers une nouvelle clientèle étrangère, dans le but d’exporter cet art de vivre à la française. Les Galeries Lafayette s’ouvrent alors à l’international avec la création en 5 ans de 4 magasins au Qatar, en Chine, au Koweit et en Italie. Les grands magasins transforment alors peu à peu leur cible pour attirer une clientèle étrangère fortunée, en accueillant de nouvelles enseignes de haut standing et de nouveaux services type « personal shopper ».
Pourtant, cette nouvelle ligne stratégique vulnérabilise de facto le modèle des grands magasins, les rendant davantage perméables aux aléas de la concurrence et du tourisme mondiaux. Sur les dix dernières années, une série de crises est venue accentuer le processus d’érosion entamé dans les années 1970 : les attentats ont éloigné les touristes étrangers des rues de la capitale, et très récemment, la crise de la Covid-19 a obligé les grands magasins à fermer leurs portes pendant de longs mois et à se passer d’une clientèle d’origine asiatique à fort pouvoir d’achat, assurant jusqu’alors une grande partie de leur chiffre d’affaires. Depuis, de nouvelles fermetures ont été annoncées, notamment du côté de Printemps, se retrouvant contraint de se séparer de plusieurs de ses magasins.
Face à cette nouvelle donne, les grands magasins tentent, tant bien que mal, de faire preuve d’imagination pour réinventer leur modèle et affronter les défis commerciaux tout en respectant leur essence et leur promesse originelles : faire du shopping une expérience singulière.
Diversifier l’expérience shopping, le devenir des grands magasins ?
Malgré les difficultés qu’elles rencontrent, les différentes firmes françaises de grands magasins semblent déterminées à faire de la résistance et à retarder l’obsolescence dont on les affuble, grâce à une recherche constante de nouveautés susceptibles d’émouvoir la clientèle. La tendance est à la réinvention de l’expérience shopping, afin d’attirer de nouveaux clients comme pour garantir la rétention des habitués.
Les périodes de fêtes de fin d’années, par exemple, continuent à être des moments commerciaux et créatifs forts pour les grands magasins. Ceux-ci s’y distinguent notamment en invitant des artistes renommés à animer le décor de leurs murs et, surtout, de leurs vitrines. Ces périodes, plus que tout autres, singularisent la place des grands magasins dans le paysage commercial, en leur permettant de renouer avec la touche émotionnelle et l’appel à l’imaginaire caractérisant leur démarche originelle.
De manière ponctuelle, les grands magasins se saisissent également des messes culturelles et sportives pour densifier leur programmation évènementielle. Ainsi, de grands événements rassembleurs, comme l’Euro de football en 2016, quand les Galeries Lafayettes avaient installé des fans zones dans leurs magasins avec des écrans géants, babyfoots et produits exclusifs pendant un mois, permettent aux grands magasins de promouvoir une offre commerciale à la croisée des chemins entre le luxe, la pop-culture et le street-wear, avec de forts succès commerciaux à la clef.
Transformer les grands magasins en lieux de vie ?
Mais, derrière une diversification des expériences proposées au sein des grands magasins, certains ont choisi d’aller encore plus loin et de diversifier leurs activités mêmes. C’est le cas de la Samaritaine, l’un des plus emblématiques grands magasins de la capitale, qui depuis 2005 fait l’objet d’une rénovation totale. Après plus de 15 ans de travaux et 750 millions d’euros investis par son propriétaire, le groupe LVMH, la nouvelle Samaritaine a ouvert ses portes le 23 juin 2021, avec un objectif : devenir un véritable lieu de vie à part entière.
Le nouveau bâtiment accueillera non seulement 20 000 m² dédiés aux grands magasins avec des produits de luxe répartis sur plusieurs étages mode, beauté et gastronomie, mais il abritera également une crèche de 80 places, un hôtel de luxe de 72 chambres, 15 000 m² de bureaux et 96 logements sociaux. La mixité prévalant à la rénovation du grand magasin se veut à la fois programmatique, pour assurer au propriétaire une rentabilité de projet, mais également sociale, puisque les boutiques et l’hôtel de luxe viendront côtoyer les 96 logements sociaux gérés par Paris Habitat.
En s’assurant une activité continue sur le site, le groupe LVMH mise sur une diversification des usages tout en préservant l’essence même des grands magasins, à savoir le rayonnement du luxe et de l’art de vivre à la française. Un modèle capable d’inspirer d’autres grands magasins et d’accompagner leur renouveau ? Il faudra être patient et scruter attentivement l’évolution du marché des grands magasins en France, et tout particulièrement les premiers pas de la nouvelle Samaritaine. En attendant, la diversification programmatique semble être une piste que de plus en plus de grands magasins sont prêts à emprunter.