« Les gens qui vivent dans les tours n’ont pas le même regard, ils sont fiers de leur quartier »
Laurent Kronental photographie la ville, sa densité, sa monumentalité, sans jamais perdre de vue son humanité. Dans sa série Souvenir d’un Futur, il fait le portrait croisé des grands ensembles de la région parisienne et de leurs habitants. Dans Les Yeux des Tours, il porte son regard à travers les immeubles d’Émile Aillaud à Nanterre. Interview du photographe Laurent Kronental, 34 ans, lauréat de la Bourse du Talent 2015 et primé en 2016 au festival de la jeune photographie contemporaine Circulation(s).
D’où vous vient cette envie de photographier la ville, et particulièrement la ville monumentale ?
Le premier livre que mes parents m’ont offert était un livre sur Hong Kong : ils avaient dû pressentir une certaine attirance ! J’ai toujours été passionné depuis l’adolescence par des villes comme New York ou Tokyo, à la fois pour leur architecture, leurs gratte-ciels, mais aussi pour l’énergie qui y règne. Et bien après, lors de mes études, j’ai pu découvrir Pékin. Ce qu’il y a de fascinant dans les mégalopoles chinoises, ce sont les strates de la ville, le mélange hétéroclite, la petite maison collée de manière improbable à une tour de bureaux. Il y a un côté organique de la ville, qui me rappelle des films comme Blade Runner de Ridley Scott, une vision dystopique du futur inspirée par l’Asie. En fait, j’aime la ville sous toutes ses formes. Les grandes villes, mais aussi les plus petites, les villages, les éléments urbains surgissant d’un paysage naturel. C’est vraiment le bâti, l’architecture qui me fascine en premier lieu et qui a été la toile de fond de mon parcours photographique.
Quel est votre regard sur cette densité urbaine si souvent décriée ?
On entend souvent que les grands ensembles doivent être compliqués à vivre, à cause des problématiques sociales, du gigantisme, de la démesure, ce sentiment d’une ville tentaculaire qui s’étendrait à l’infini de manière répétitive. Mais j’ai constaté que ces réflexions viennent parfois de personnes qui n’y vivent pas, et qu’au contraire beaucoup de leurs habitants ne les voient pas comme ça. Est-ce que ce ne serait pas plutôt le ressenti et l’expérience de l’habitant du grand ensemble qui sont intéressants ? Les gens qui vivent dans les Tours Aillaud à Nanterre sont fiers de leur quartier, ils ne portent pas sur lui le même regard. Il y a une atmosphère fascinante dans ces grands ensembles, et notamment ceux que j’ai photographiés qui datent des années soixante-dix et quatre-vingt, en rupture avec les constructions orthogonales des modèles des années cinquante et soixante : on y trouve une volonté de magnifier l’architecture, de créer un imaginaire pour les habitants. Leur vocabulaire architectural a été beaucoup critiqué mais il y a néanmoins une véritable singularité, un élan vers un autre monde où réel et fiction se mélangent, comme un décor de film de science-fiction, à quoi certains ont d’ailleurs servi. J’essaye dans mes photos, de manière subjective, d’en révéler une certaine poésie, une certaine magie…
Pourquoi avoir choisi dans Souvenir d’un Futur de faire des portraits de personnes âgées dans des grands ensembles ?
Quand on choisit un sujet, on ne sait pas toujours pourquoi on le choisit, c’est très inconscient. Je ne voulais pas faire de contre-pied : je souhaitais photographier les seniors, parce que j’avais à cœur de dire quelque chose sur cette génération-là. La toile de fond des grands ensembles est venue se greffer parce que l’architecture et ces personnes âgées parlent toutes les deux de la temporalité. Je voulais illustrer un urbanisme imaginé pendant les Trente Glorieuses, qui se voulait futuriste. Or ce futur n’est pas advenu, donc le “souvenir d’un futur” fait référence au témoignage d’une génération qui était là avant, qui a vu construire ces quartiers et qui a vieilli avec cette utopie moderniste. Je trouvais intéressant de brouiller les pistes, d’imaginer qu’à travers les fissures de cette architecture anachronique et surannée il y avait un parallèle à faire avec la fragilité de l’être humain dans le grand âge, et qu’un dialogue s’instaurait entre les deux.
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Dans la série Les Yeux des Tours, l’être humain n’est plus physiquement présent, mais il est partout…
Ces photos sont des paysages intérieurs où je voulais évoquer la vie sans montrer l’humain. C’était là encore inconscient, mais peut-être que j’avais envie de regarder la ville depuis ma fenêtre, d’être en apesanteur dans un appartement entre ciel et terre, entre quotidien, rêverie et contemplation. Mon objectif était de faire parler une fois de plus les temporalités en mêlant, dans une même composition, présent, passé et futur. Dans cette série, on est projeté de l’intimité de l’habitat vers l’extérieur dans une confrontation entre le dedans et le dehors. La frontière représentée par la fenêtre en hublot se révèle comme un œil biface qui regarderait à la fois l’habitant et le monde, un double regard vers soi et vers l’extérieur.
Ricardo Bofill vient de mourir : qu’avez-vous envie de dire à propos de ses architectures que vous avez beaucoup photographiées ?
Son architecture m’a imprégné, elle ne peut pas laisser indifférent, elle transcende le visiteur, qu’on l’aime ou qu’on ne l’aime pas d’ailleurs. Elle est tellement captivante, je pense aux Espaces d’Abraxas à Noisy-le-Grand, au Walden 7 dans la périphérie de Barcelone ou encore la Muralla Roja à Calp, que vous pouvez faire dix mètres à droite ou à gauche et découvrir une multiplicité de perspectives, de paysages qui se dévoilent au sein d’un même bâtiment, je trouve ça fantastique. Ricardo Bofill voulait des “monuments habités”, réinventer le logement social, rompre avec les barres et créer des “palais pour le peuple”. C’est finalement une architecture intemporelle et très théâtralisée qui témoigne d’une époque. Je ne serais peut-être pas le photographe que je suis aujourd’hui sans l’architecture de Ricardo Bofill.
Liens :
https://www.laurentkronental.com/
https://www.instagram.com/laurentkronental/?hl=fr