Martin Vanier : “Passer de la France des fractures à la France des liens”
Martin Vanier est géographe et professeur à l’école d’urbanisme de Paris. Son dernier ouvrage, Le temps des liens, essai sur l’anti-fracture propose d’en finir avec la culture des fractures françaises. Une approche inédite.
- Martin Vanier plaide pour privilégier les liens qui unissent les territoires, plutôt que de se concentrer sur les fractures qui les divisent, en soulignant l’importance des connexions entre individus et collectifs.
- Les territoires sont souvent vus comme fracturés car ils accentuent les distinctions entre les gens, ce qui peut mener à la sécession et à l’enfermement. Il est essentiel de trouver un équilibre entre territorialité et réseaux d’échanges pour éviter la sclérose.
- Malgré les injustices et inégalités persistantes, Martin Vanier affirme que la solution réside dans les solidarités élargies et les interdépendances négociées, plutôt que dans la colère et l’amertume, pour parvenir à une justice spatiale.
- La reliance peut aider à relever les défis contemporains tels que la transition écologique, démographique et démocratique. Elle propose de renforcer la cohésion sociale en promouvant des liens nouveaux et un engagement collectif pour faire face aux transformations nécessaires.
Quel est le fil rouge de votre dernier essai ?
Martin Vanier : L’essai part en quête des liens qui structurent le territoire, et qui doivent aujourd’hui prendre le dessus sur le discours de la fracture qui tourne en boucle. Les liens nous rassemblent, entre individus, entre collectifs, dans et entre les territoires, au sein du monde vivant : c’est cela qui compte aujourd’hui, pas de continuer à cultiver ce qui nous divise et nous oppose.
Pourquoi les territoires sont-ils souvent caractérisés de fracturés ?
Martin Vanier : Ils sont la base de ce qui nous distinguent les uns des autres, ils sont une « machine à distinction ». C’est vital pour se construire collectivement, mais si on pousse trop loin la machine, on fabrique de la sécession, du rejet, du repli, de l’enfermement. C’est toute l’histoire des territoires, partout et de toute taille ! Il faut de la territorialité pour exister, mais aussi des réseaux, beaucoup de réseaux, des liens, des circulations, des échanges. Sinon on se sclérose.
Dans votre essai, vous vous heurtez à l’idée d’une France fracturée et vous prônez à la place la prépondérance des liens. Pourquoi ?
Martin Vanier : Parce que même s’il y a encore, et toujours trop, de différences injustes, des écarts insupportables, des inégalités socio-spatiales, ce n’est pas en se raidissant dans l’aigreur et la colère qu’on les résoudra. C’est dans les solidarités élargies, la réciprocité, les interdépendances négociées. Il faut travailler nos liens, c’est là que sont les conditions de la justice spatiale.
La rhétorique de la fracture continue d’enflammer la société mais reste aveugle à ce qui s’y déploie de neuf.
Paris / province, urbain / rural, centre /périphérie, gros /petit… en France on a une certaine aptitude à considérer que la géographie est la base de l’injustice ! A chaque fois avec des figures binaires, simplistes, caricaturées, qui ne rendent pas compte de la diversité réelle des situations concrètes. Et j’ajoute que beaucoup de liens structurants ont été perdus, on le sait, que l’on devait aux églises, à l’engagement, aux structures professionnelles et au syndicalisme, etc. A ne plus voir que nos clivages, on crée les conditions de conflits irréversibles, irréconciliables. C’est très dangereux.
Qu’entendez-vous par reliance ?
Martin Vanier : La reliance est le processus par lequel les liens se font, se défont et se refont, en permanence. Elle est à la fois plurielle – nous sommes liés de façon directe et indirecte à une multitude d’acteurs –, personnelle – chaque individu construit sa propre tresse de lien affectifs et professionnels au cours de sa vie – souvent spatialisée. Mon propos n’est pas de faire une typologie des liens, ce que font très bien les sociologues, mais de montrer comment on peut activer et d’investir un ensemble de liens pour en faire une véritable politique.
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Quels sont les trois types de liens que vous identifiez dans votre essai ?
Martin Vanier : Je parle de « lignes de vie » pour raconter la reliance du quotidien, celle que nous déployons sans même y penser dans nos multiples circulations ; « d’archipels » pour élargir un peu le regard et le quotidien en question en considérant nos modes de vie à l’échelle de la semaine, de l’année, de périodes de vie ; et de « biens communs territorialisés », pour rappeler que la reliance implique aussi le vivant non humains, c’est-à-dire tout simplement l’écologie en son sens le plus large.
Donc trois figures pour rendre le saisissement des liens le plus concret possible, et à travers elles il est question de mobilité bien-sûr mais aussi de travail, d’habiter, de loisirs, de vie au sein du ménage, de trajectoire (personnelle, de territoire), de développement (idem), etc.
Ce ne sont que des propositions parmi d’autres possibles. L’essentiel est d’ouvrir un champ de reconnaissances, de connaissances et d’attentes nouvelles, autour de ces notions de lien et de reliance. Je ne prétends pas enfermer l’approche dans un catalogue, mais au contraire inviter à un saisissement nouveau, un imaginaire d’action, un vocabulaire politique, tous alternatifs à l’idéologie de la fracture.
Quels sont les défis de la cohésion territoriale et dans quelle mesure la reliance peut-elle y contribuer ?
Martin Vanier : Le grand défi de l’époque est de toute évidence notre capacité individuelle et collective à nous transformer, face aux immenses défis du temps. Quand il s’agit de faire face à la fois à une bascule écologique, une bascule démographique et une bascule démocratique, il est clair que le devoir de transformation est immense. D’où le découragement, les colères, les exaspérations, l’éco-anxiété, la défiance générale à l’égard des institutions, etc. Tout cela délite la société confrontée au devoir de transformation. La reliance, c’est une invitation à relever ce devoir collectivement.
Aujourd’hui, se transformer c’est se relier autrement