« Le périurbain, une autre idée de la ville »
Maîtresse de conférences en « Géographie/Aménagement » à l’Université de Paris Nanterre, Claire Aragau étudie le périurbain depuis plus de vingt ans. Son objectif ? Détricoter quelques « idées reçues » sur ces territoires, et analyser ce qui fait leur richesse.
Pourquoi avez-vous décidé de vous intéresser particulièrement aux espaces « périurbain » ?
Claire Aragau : Cet intérêt m’est venu il y a un peu plus de vingt ans. J’étais ruraliste de formation et je m’intéressais plutôt aux questions agricoles et rurales, dans un contexte métropolitain, sur des territoires de grande couronne. Et je trouvais que la lecture qui était faite de ce périurbain et de cette grande couronne était souvent l’œuvre d’urbanistes spécialistes des centres des agglomérations. Ils avaient donc un regard très « urbano-centré », plutôt négatif sur ces périphéries. Ce qui m’a intéressé c’est de revenir sur un certain nombre d’idées reçues et notamment sur quelque chose qui paraissait paradoxal : la continuité du rêve pavillonnaire d’une part, et les injonctions à densifier émanant de politiques publiques qui prônaient le petit habitat collectif. Mais on ne peut pas aller à l’encontre des aspirations des habitants ! Nous avons décidé avec quelques collègues d’aller voir plus précisément ce qui faisait l’attractivité du périurbain, afin de comprendre ces espaces dans toute leur diversité, et pas seulement avec une lecture unanimement critique.
Depuis quand ces territoires ont-ils été stigmatisés ?
Claire Aragau : Le tournant des années 2000 a été un tournant assez fort avec la loi SRU et toutes les politiques mises en œuvre pour réfléchir – à juste titre – à des modèles plus durables d’aménagement des territoires. C’est la période à partir de laquelle on a demandé au périurbain de contribuer à l’effort de logement, et notamment de logement social. Il y avait à examiner ce qui s’y passait : ce ne pouvait pas être uniquement un espace réceptacle d’un grand nombre de politiques publiques pour répondre aux maux des agglomérations. Les couronnes périurbaines pouvaient cependant rentrer en dialogue avec le fonctionnement métropolitain et apporter d’autres façons de faire la ville.
Quelles sont les spécificités de l’aménagement du périurbain, et au-delà de leur situation géographique, à quoi reconnaît-on ces espaces ?
Claire Aragau : L’espace périurbain se définit statistiquement, au sens de l’INSEE, à partir des navettes domicile-travail. Ce sont des communes qui, en termes d’emplois, dépendent d’un pôle urbain central. Mais c’est une définition insuffisante. Ce qui va vraiment caractériser les espaces périurbains, c’est aussi cette alternance paysagère entre ville et campagne. C’est un espace composite, plus ou moins densément construit, qui laisse place à des poches de nature, à du parcellaire cultivé. Autant de lieux naturels intéressants du point de vue des modes d’habiter, du point de vue des fonctionnalités offertes, écologiques et nourricières. C’est cette mosaïque paysagère – avec la maison individuelle – qui est le dénominateur commun aux différents espaces périurbains. Le périurbain se caractérise également par des dynamiques villageoises avec des commerces, des équipements qui s’articulent à l’agglomération centrale et qui ne sont pas seulement dans son ombre. Ces petites villes du périurbain ne sont pas en perte de dynamisme mais au contraire sont embarquées dans la dynamique métropolitaine et font fonctionner la grande couronne. Ce sont des pôles relais pour la vie des habitants qui ont besoin de retrouver de la proximité.
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Compte-tenu de la crise du logement actuelle, le périurbain apporte-t-il une partie de la réponse, du fait de ses infrastructures existantes (routes, certains commerces…) ? Que pensez-vous du fait de « densifier » le périurbain ?
Claire Aragau : Il y a différents aspects dans cette question du logement. Il y a d’une part la contribution du périurbain à la demande forte de logements dans le contexte métropolitain. Le périurbain peut offrir une réponse en proposant d’autres typologies de logement en dehors du pavillonnaire, des logements plus petits dans les récentes opérations de petits collectifs, dans des espaces où le foncier est moins cher, et ainsi faire baisser le prix du logement. Le risque bien sûr c’est qu’il y ait un report de la hausse des prix : en densifiant les bourgs, le prix des logements proches des centralités finit par grimper et les ménages modestes en sont écartés et se reportent plus loin dans des hameaux. D’autre part, s’il s’agit de densifier certaines zones pavillonnaires, il ne faudrait pas gommer ce qui en fait un espace ressource et attractif – des superficies pour l’habitat plus généreuses et le rapport au vert – précisément parce qu’il est autre chose que le cœur des agglomérations. Il ne s’agirait pas de reproduire ce que les urbains ont fui dans les agglomérations.
Comment vivent les habitants du périurbain ?
Claire Aragau : On voit des habitants qui se sont installés dans ces zones au cours des années 1970-80 et qui n’en sont pas repartis. Leurs enfants étant restés à proximité, ils font ancrage dans ces espaces. La deuxième génération va souvent habiter les nouveaux logements qui s’y sont construits, comme le petit collectif. Pour les enfants de la première génération, c’est un moyen de profiter de réseaux amicaux, familiaux, au moment de l’entrée dans la vie active qui peut être compliquée (se faire prêter une voiture, se faire aider pour la garde d’enfants…) Le périurbain n’est plus seulement un endroit dans lequel on atterrit de manière parachutée mais un espace qui correspond à la construction d’une vie, qu’on a quitté parfois pour les études, mais que l’on retrouve ensuite dans un parcours résidentiel car le logement y est plus accessible et correspond à des attentes (le fameux rêve pavillonnaire) et que l’on y a gardé des sociabilités. …
Ce sont des espaces particulièrement attractifs dans le contexte actuel ?
Claire Aragau : Le périurbain peut proposer des solutions et répondre en partie à la crise du logement. Il est une réponse à des envies de trouver d’autres manières d’habiter les espaces métropolitains. Cette hyper-densification des centres, avec une hyper-minéralisation ont été lourdement ressenties pendant les confinements. L’aspiration aux espaces de verdure, non bitumés, s’est largement manifestée à ce moment-là : comme sources d’équilibre personnel et familial, tant du point de vue de la santé, des loisirs, que de l’alimentaire (approvisionnement de proximité en produits maraîchers) Le périurbain offre ainsi une autre idée de la ville.
La densification est d’autant plus acceptable qu’elle permet une vie de proximité : aller au travail, à l’école, dans les magasins à pied ou à vélo. Est-ce un avenir possible pour le périurbain ?
Claire Aragau : Oui, et c’est ce qui, de fait, est en train de se produire. Les polarités secondaires qu’elles soient d’anciens chefs-lieux de canton, des petites villes « pôles-gares » pour rejoindre les cœurs des agglomérations voient leur « paquet de service, » leurs typologies de commerces se renouveler. Il y a un contexte plus général qui fait que le modèle de l’hyper grande surface n’est plus tellement apprécié des périurbains, et n’est plus la référence recherchée en matière de consommation. On a une offre commerciale qui se recompose entre la moyenne surface et les petits commerces de centre-bourg. Et dans ce contexte des territoires aménagent des continuités pour des mobilités douces entre lotissements, hameaux et centre bourg : la marche et le vélo prennent progressivement leur place dans le périurbain ce qui correspond à un changement timide mais à considérer.
Qu’en est-il de la voiture ?
Claire Aragau : L’automobile est très présente et les transports en communs ne permettent pas aujourd’hui d’offrir une réponse satisfaisante pour irriguer le périurbain. Les lignes ferroviaires arrivent vite à des cadencements incompressibles et proposent essentiellement des déplacements en radiales vers le cœur des agglomérations sans permettre véritablement de liaisons de banlieue à banlieue. La route reste quelque-chose d’important, mais il y aurait matière à réfléchir à son usage, que ce soit avec le covoiturage, ou avec des lignes de bus de petit gabarit en complément du ferroviaire.
Comment développer la mixité sociale, part importante de l’équation afin de ne pas créer des « ghettos » ?
Claire Aragau : En France, nous sommes rarement arrivés au stade des « gated communities » à l’américaine. Il existe parfois des barrières à l’entrée de lotissements, mais cela reste assez anecdotique et elles sont souvent aisément franchissables. Il est certain que la standardisation de la construction pavillonnaire a créé et crée encore des lotissements avec des niveaux de standing différents. Ce qui reste plutôt rassurant, en termes de mixité, c’est que l’on les retrouve souvent ces différents niveaux de gamme au sein d’une même commune. La diversité sociale dans le périurbain correspond à des trajectoires résidentielles multiples, avec certaines populations qui quittent les grands ensembles des villes pour avoir accès à la propriété via du logement pavillonnaire souvent modeste et cela les inscrit dans une autre dynamique territoriale. On a aussi du périurbain qui fonctionne comme un « club », pour reprendre la formule d’Éric Charmes, et qui cultive l’entre-soi : refus de populations nouvelles en instrumentalisant la réglementation pour limiter les constructions et l’installation de nouvelles infrastructures mais cela devient de plus en plus difficile à mettre en œuvre pour les élus. La mixité sociale existera dès lors que l’on proposera une gamme de logements suffisamment divers pour que chacun puisse y réaliser son propre parcours résidentiel. Si l’on y réfléchit en termes de classes d’âge, cela signifie parallèlement faire fonctionner des services et des équipements liés aux différents âges de la vie (écoles maternelles pour les jeunes couples avec enfants par exemple) et si l’on regarde cet aspect en termes de catégories socio-professionnelles, c’est loger tous les corps de métier faisant fonctionner un territoire (artisans, service à la personne…).
Le périurbain, ce sont également des centres commerciaux, des entrées de ville, des zones d’activités parfois obsolètes ou du moins pas forcément conçues comme des espaces de vie : comment leur donner une seconde vie ?
Claire Aragau : Cela fait l’objet de recherches importantes. La manière de renouveler ces espaces économiques, de casser le zoning et de faire de la mixité fonctionnelle pose question. Certains élus parviennent à faire de la réserve foncière, àse rendre propriétaire du foncier pour créer de petites zones d’activité ; ils sont alors en mesure d’arbitrer les implantations commerciales afin qu’elles ne rentrent pas en concurrence avec les commerces de centre-bourg. Mais cela ne peut correspondre qu’à de petites surfaces, les finances locales étant contraintes. C’est à vrai dire très complexe, parfois certaines municipalités parviennent au sein d’une zone d’activités constituée à se rendre propriétaire d’un ou deux terrains et y développent un équipement public, parfois même une opération de logements. C’est une manière de faire de la mixité fonctionnelle et d’intégrer la zone d’activités à la dynamique communale, reliant cet espace au centre de la commune par des pistes cyclables ou voies piétonnes.
Un programme comme Action cœur de ville s’attaque à la problématique des centres-villes en perte de vitesse : comment faire cohabiter centre dynamique et périurbain attractif ?
Claire Aragau : Il faut distinguer la situation des villes situées dans les aires d’attraction métropolitaines, des villes plus éloignées. Je pense qu’en effet les petites villes du périurbain vont bénéficier d’une dynamique générale qui ne les met pas en concurrence directe avec les équipements de l’agglomération centrale, car on ne sera pas sur le même niveau d’équipement : elles proposent surtout des équipements de base. Les capacités à rejoindre l’agglomération centrale sont tellement détériorées en matière de congestion, de temps de transport que cela participe de l’attractivité des petits commerces du périurbain.
Quel est l’avenir de la maison individuelle, selon-vous ? Comment pouvons-nous lui inventer un avenir à la fois durable et désirable ?
Claire Aragau : Ce que l’on voit, c’est qu’il y a de la demande et on ne va pas pouvoir « fermer » ce marché. Il y a cependant matière à réfléchir à son avenir. Je pense à son caractère modulable selon le moment de la vie où on l’occupe, selon le nombre de personnes qui constituent le ménage. On pourrait ainsi avoir la possibilité de le diviser en plusieurs logements, de diviser aussi la parcelle sur laquelle il se trouve mais tout en pensant la connexion à l’espace public car le risque est l’urbanisme en drapeau avec un décomposition du tissu urbain en voies d’accès en copropriété. A l’avenir, je me dis qu’il y aura à penser un pavillonnaire démontable sur sa parcelle, qui ne laisserait pas d’emprunte au sol, un nouveau produit en quelque sorte avec des matériaux de qualité loin de l’image de la maison préfabriquée qui a souffert de critiques lourdes. Les architectes ont de quoi réinvestir l’objet pavillonnaire ; il leur a été fait le reproche de l’avoir oublié quand le périurbain a été désigné comme peu durable.