Dark stores, dark kitchens… comment les villes contre-attaquent ?
« Vos courses chez vous en moins de 15 minutes »… Derrière ces publicités que vous avez sans doute déjà aperçues dans le métro, sur des bus, des taxis ou encore sur certaines vitrines en ville se cache une véritable révolution de l’espace urbain liée à l’explosion du e-commerce et des services de livraison instantanée à domicile depuis le début de la crise sanitaire. Si la logistique semble s’être adaptée, les villes cherchent encore la bonne réponse à apporter.
Dark Vador a marqué toute une génération, les dark kitchens et les dark stores pourraient bien en marquer une autre. Si vous avez pour habitude de faire livrer vos courses via des applications telles que Gorillas et Flink ou encore des plats préparés sur Uber Eats et Deliveroo par exemple, il se pourrait bien que plusieurs personnes dans votre ville aient quelques désagréments en conséquence. Parkings et trottoirs encombrés par des scooters, bruit des moteurs, entrée et sortie de véhicules de livraisons… Des situations somme toute assez communes en ville mais récemment cristallisées autour des dark stores, des dark kitchens ou encore des drive piétons. Derrière ces noms de code, entendez des lieux de stockage de produits du quotidien (alimentaire, hygiène, entretien…) permettant des livraisons express ou des retraits au guichet dans le cas des drive piétons. Avec l’explosion des services de livraisons de courses alimentaires en France durant le confinement (+ 45 % de commandes en 2020), de nouvelles chaînes logistiques se sont implantées en ville. En un temps record… mais après tout, c’est bien la promesse de ces entreprises de livraison.
Interpellés par l’émergence de ce phénomène dans la capitale et dans les autres métropoles de l’hexagone, Bruno Bouvier et François Mohrt de l’Atelier Parisien d’Urbanisme (Apur) ont mené l’enquête. « L’objectif de cette étude a été de rationnaliser des observations empiriques avec des chiffres pour quantifier ce phénomène et identifier leurs zones d’influence. Quand on cherche sur internet, on voit les sites web des services existants mais on ne voit pas la liste des entrepôts. Or ces entrepôts sont la racine du problème. On a demandé à tous nos collègues de nous faire remonter les adresses des dark stores autour de chez eux, puis on a vérifié. Cet état des lieux n’est pas exhaustif, nous recensons 80 dark stores à Paris intramuros et en première couronne, mais il donne à voir le développement rapide de ces espaces de stockage, qui plus est dans des quartiers densément peuplés » témoigne François Mohrt.
Startups, grands groupes… un business en construction
Derrière ces services (ou nuisances, diront d’autres) se cachent des enseignes bien connus de la grande distribution comme Carrefour, Auchan et Leclerc mais aussi de nouveaux acteurs peu connus en France devenus rapidement visibles dans la rue, et dans les médias. « Dans la rue car les Getir, Gorillas ou Flink ont massivement investi dans la publicité traditionnelle de la capitale avec le tryptique transports en commun, façades en travaux, véhicules motorisés, sans parler du millier de livreurs qui arpentent la ville, souvent en soirée et jusqu’à 2 heures du matin » explique Bruno Bouvier. Et dans les médias car la presse économique n’a pu que rapporter jour après jour la succession de levées de fonds record : 900 millions de dollars pour Flink, 905 millions de dollars pour Gorillas, 1,05 milliard pour Getir et 1,3 milliard pour Glovo.
Dans une tribune publiée dans le Journal du Dimanche, le premier adjoint à la mairie de Paris, Emmanuel Grégoire, alertait sur le risque de « bulle » dans ce marché ultra concurrentiel aux marges très faibles, au-delà même des conséquences sur la ville qu’il déplorait tout particulièrement. Pour Bruno Bouvier « le marché des dark stores devrait plus ou moins se structurer de la même manière que celui des trottinettes électriques il y a peu en passant de l’anarchie d’un grand nombre d’acteurs à deux ou trois entreprises identifiées et bien implantées ». Pour se faire, les géants de la grande distribution s’engagent auprès de leur clientèle avec de nouveaux services et financièrement en entrant au capital de ces startups comme Carrefour avec Cajoo, un service de livraison de courses. Le groupe français a lancé « Carrefour Sprint » en s’alliant le 26 octobre dernier à l’application Uber Eats où les clients peuvent passer commande et le réseau de dark stores Cajoo qui compte 2 000 références de produits.
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Dark stores, drive piétons, concurrence déloyale pour les commerçants ?
Qui dit « livré à votre porte » dit confort et gain de temps, qui dit « moins de 15 minutes » dit rapidité et, a priori, satisfaction client. La bataille est-elle déjà gagnée pour le quick commerce face aux acteurs du commerce traditionnel ? Pas nécessairement selon François Mohrt car « la gamme de produits proposés est équivalente en nombre à celle d’une supérette traditionnelle, on estime à 1 500 voire 2 000 les références dans un dark store mais inférieure à celle d’un supermarché qui peut en avoir jusqu’à 15 000 à 20 000. Pour les commerces de bouche spécialisés, les boucheries, les poissonneries, les fromageries, la concurrence existe mais est moins importante car ce sont des métiers qui relèvent de préparations et de savoir-faire particuliers ». Pourtant, la zone de chalandise de ces dark stores est de l’ordre de deux kilomètres et avec près de 70 entrepôts dans la capitale, autant dire que certains commerçants voient parfois défiler plus de scooters de livraison que de clients dans la journée.
C’est en partie pour cette raison qu’Emmanuel Grégoire avait ouvertement réagit en décembre dernier : « les enjeux qui se jouent entre notre pouce et l’écran de notre smartphone révolutionnent le visage de nos villes et appellent à prendre des décisions franches ». En effet, l’esthétique de la ville est en péril puisque « ces entrepôts ou ateliers selon qu’on parle des drive piétons, des dark stores ou bien des dark kitchens sont souvent en rez-de-chaussée, donnent sur la rue avec des vitrines opaques et inanimés, souvent à la place d’anciens commerces justement » observe François Mohrt.
Contre-attaquer, oui mais quelle stratégie ?
La vitesse de déploiement de ces entrepôts a pris de court les villes. « Ce n’est pas propre à Paris – explique Bruno Bouvier – car Lyon, Lille, Nice, Bordeaux font les mêmes constats, à l’instar de villes comme Amsterdam, Rotterdam et Madrid qui commencent à prendre des mesures de régulation ». Il faut bien entendre « réguler », plutôt qu’« interdire » car si la plupart de ces installations dérogent à la règlementation, ces activités en tant que telles ne sont pas illicites. L’angle d’attaque choisi par la ville de Paris est de s’appuyer sur les textes existants et de les faire appliquer. Les dark stores se sont pour beaucoup implantés en lieu et place d’anciens commerces en prétendant « faire du commerce ». Néanmoins, « ceux-ci s’apparentent clairement à de l’entreposage car il n’y a pas de réception de clients dans l’établissement. Cette fonction d’entreposage est interdite dans les immeubles d’habitation » mentionne le rapport de l’Apur. Par ailleurs, bon nombre de dark stores, dark kitchens et drive piétons se sont installés sur des linéaires commerciaux protégés par le PLU de la ville de Paris. C’est en partie pourquoi quarante-cinq « dark stores » devront fermer leur porte dans la capitale au cours des prochains mois à la suite d’une annonce de la mairie de Paris. La loi, c’est la loi, et la ville compte bien la faire appliquer pour que ces nouveaux acteurs puissent cohabiter avec le tissu commerçant existant et avec le moins d’externalités négatives possible pour les habitants de la capitale. Ce qui n’implique pas de pousser hors les murs de la capitale ces entrepôts qui, force est de constater, commencent à se déployer en proche banlieue à Aubervilliers, Montreuil, Montrouge ou encore Boulogne-Billancourt.