La métropolisation : une impasse ?
12 métropoles françaises produisent près de 2/3 des richesses sur 5% du territoire alors qu’elles n’abritent que 27 % de la population. Pour Pierre Vermeren, auteur de « L’impasse de la métropolisation », c’est le signe d’un modèle insoutenable. Explications.
Vous êtes historien et professeur d’histoire contemporaine. Vous avez publié en avril 2021 « L’impasse de la métropolisation ». Pouvez-vous nous décrire cette métropolisation ?
Pierre Vermeren : Pour être efficace, il faut tout d’abord comprendre que la métropolisation est une modalité récente et inattendue de l’urbanisation. C’est le fruit, en France comme aux États-Unis et en Angleterre, de la désindustrialisation et de l’abandon de l’économie productive. Elle conduit à la séparation des hommes selon leur fonction dans la création de richesses et de celle des milieux sociaux, qui vivaient auparavant côte-à-côte. En clair, elle résulte de la concentration dans les plus grandes villes de France ouvertes sur le monde des cadres supérieurs qui produisent la richesse et des populations que j’appelle nomades à savoir étudiants, touristes, expatriés et immigration internationale récente. Les classes moyennes et les classes populaires anciennes sont en revanche assignées à la France périphérique. Il s’agit d’un système de partition à la fois territorial, social et économique, d’où un dysfonctionnement majeur. Les chiffres parlent d’eux-mêmes : les 12**métropoles françaises produisent près des 2/3 des richesses sur 5 % du territoire alors qu’elles n’abritent que 27 % de la population ; c’est la preuve de l’ampleur du problème, et une conséquence frappante de l’abandon de parties entières du territoire et de la société !
En quoi ce modèle nous conduit-il selon vous dans une impasse ?
Pierre Vermeren : L’impasse est double. Pour ceux qui sont dedans, les métropolisés, et ceux de l’extérieur. Pour les premiers, force est de constater que cette concentration de populations hétérogènes crée des problèmes d’insécurité et de transports. Elle engendre des dégâts environnementaux, car les villes consomment ce qu’elles ne produisent plus : d’où une sur-pollution par camions aux portes des métropoles, que le e-commerce aggrave encore. Le vote écologiste récent est le symptôme de ces dysfonctionnements. Beaucoup trop d’investissements sont regroupés dans les métropoles et dans les réseaux inter-métropolitains. À titre d’exemple, Paris construit sa 7e boucle de transports périphériques. La SNCF, quant à elle, consacre depuis 25 ans la moitié de ses investissements aux trains de banlieues et aux TGV qui desservent les métropoles.
A l’inverse, les populations extérieures à ces métropoles subissent un sous-investissement structurel. C’est la France périphérique, terre d’élection des retraités, des ouvriers et des classes populaires françaises. Ce phénomène est nouveau dans l’histoire de France. Bordeaux Toulouse, Paris… étaient de grandes villes ouvrières : elles ne le sont plus depuis l’abandon de la production. Dans la France périphérique, faute de cadres, on a globalement une médecine de deuxième choix, des établissements scolaires en difficulté, et des services publics en peau de chagrin. Ce qui marche le mieux, c’est la distribution d’allocations, une drôle de consolation.
Aujourd’hui, coexistent donc deux France de tailles très inégales, la France périphérique payant les pots cassés de la métropolisation.
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Ce phénomène n’apporte-t-il pas également des solutions ?
Pierre Vermeren : Le système économique a compensé la destruction de l’économie de production par la création de richesses dans le domaine tertiaire. Notre nouveau système économique dominé par 5 millions de cadres est très efficace : finance, banques, tourisme, services aux entreprises, médias-communication, services aux personnes (santé, formation, restauration…). Il y a bien sûr des aspects positifs dans cette économie, mais pour habiller Paul on a déshabillé Pierre, et cela ne profite pas à l’ensemble de la société et la déséquilibre. Trop de travail et de revenus d’un côté, des millions de chômeurs et de sans-emplois de l’autre. Les inconvénients sont largement supérieurs aux bénéfices.
À la lumière du regain d’enthousiasme pour les villes petites et moyennes, sommes-nous en train d’assister à une prise de conscience de cette impasse par les habitants des métropoles eux-mêmes ?
À priori, oui. Après avoir perdu le quart de sa population dans les années 1970 au départ des ouvriers, Paris a ensuite connu une légère remontée : mais depuis une douzaine d’années des milliers de familles quittent annuellement la capitale, la vie parisienne leur étant devenue hostile. La spéculation immobilière a eu un effet dévastateur dans les métropoles. L’immobilier y est inabordable pour 80 % de la population. Seuls les cadres supérieurs peuvent se loger dans ces villes, en dehors des ayant-droits aux logements sociaux, soit les plus pauvres, qui sont les derniers arrivés. Mais cette spéculation chasse aussi les classes moyennes. Une ville sans enfants est un musée pour célibataires ou couples aisés et âgés, une ville artificielle. Or Paris compte, depuis 2010, 6000 enfants en moins chaque année et ce malgré les enfants des nouveaux arrivants (immigration, déménagements).
Pour répondre à votre question, oui, des habitants réalisent la gravité du problème, raison pour laquelle les grandes métropoles ont voté écologiste en 2020. Conscients des problèmes d’environnement et de désorganisation de la société, beaucoup partent ou voudraient partir, un mouvement accéléré par le covid. Mais sera-ce durable ? En revanche, les personnes vivant dans les zones les plus abandonnées, rurales ou en crise industrielle, n’ont pas voté écologiste. C’est un vote paradoxal, qui a lieu dans les territoires les plus riches et les plus urbanisés, que l’on voudrait transformer en cocon protecteur face à la société et au monde.
Un modèle alternatif à celui de la métropole est-il possible selon vous ?
Pierre Vermeren : Oui heureusement. Cela ne va pas se faire spontanément. Cela nécessite une vraie volonté politique. Il faut initier une reconfiguration de l’économie, seul moteur de changement du système. L’objectif est de rééquilibrer la charge urbaine en faveur des petites et moyennes villes et de celles en crise. Nous avons la chance en France d’avoir un réseau d’une centaine de préfectures (sans parler des sous-préfectures), qui permettrait de mieux assurer cet équilibre de la population et des activités. Pour ce faire, l’Etat doit reprendre la déconcentration de la fonction publique. La France compte 8 millions d’emplois publics et associatifs, soit près d’un actif sur trois travaillant pour ou grâce à l’État. Il a donc les moyens d’envoyer dans chaque département des services déconcentrés, mieux répartir les services des CHU, y compris les ministères, qui n’ont aucune raison d’être tous à Paris.
Quels sont les autres leviers ?
Pierre Vermeren : La deuxième marge de manœuvre serait la réindustrialisation par la création de 2 à 3 millions d’emplois industriels et un million d’emplois agricoles. La France enregistre un déficit commercial très lourd : nos médicaments, certains matériaux stratégiques et textiles (cf. les blouses hospitalières, les uniformes etc.), a fortiori les technologies nouvelles (bio et nano-technologies), les prochaines générations de voitures… devraient être produits en France. De même, la France va devenir un importateur net de produits agricoles d’ici à 3 ans, tandis que des millions d’hectares de terres agricoles ont été abandonnés en 30 ans. Il faut que la production agricole de notre pays soit autonome et saine. C’est à la fois stratégique, bénéfique et écologique.
Tous les hommes politiques français parlent aujourd’hui de réindustrialisation dans les secteurs stratégiques ou innovants : c’est l’occasion d’orienter les investissements induits vers les villes et les régions en difficulté. Et si, par ce biais, plusieurs milliers de familles reviennent dans chacune de ces villes moyennes, vous allez mécaniquement revaloriser l’immobilier local, les services etc. Et si un effort conjoint est porté sur la qualité des services publics utiles à la qualité de vie de chacun cela permettra à ces villes de sortir la tête de l’eau. Une telle dynamique en faveur des villes actuellement en crise doit porter une composante patrimoniale et esthétique pour éviter d’aggraver « la France moche » construite depuis trente ans.
Comment retisser du lien entre les territoires dans la durée ?
Pierre Vermeren : Nous sommes actuellement plutôt dans la coupure que dans le lien. Un système métropolitain autonome a été créé avec un réseau de transports efficaces reliant les métropoles entre elles, connecté à l’Europe, au monde et aux zones touristiques. Bref, le métropolitain n’a plus besoin du reste de la France si ce n’est pour la traverser. Un lourd travail est donc nécessaire pour retisser un lien durable, le plus simple étant de transférer des populations et des activités pour retrouver un réel équilibre humain et économique. Des investissements sont à réaliser, notamment par la SNCF, pour développer des liaisons inter-provinces afin de retrouver des flux, et, surtout, de la fréquentation. Avec la Covid, les Français ont redécouvert les charmes de leurs territoires, il faut pousser dans ce sens. Production, mise en valeur et tourisme ne sont pas incompatibles s’ils sont pensés.
Votre mot de la fin ?
Pierre Vermeren : La crise est très complexe puisqu’elle est démographique, économique territoriale et, surtout, politique. Notre démocratie est en crise : crise des gilets jaunes, absentéisme de plus de la moitié des inscrits aux élections, des sondages qui montrent que nombre de Français défient la République… La crise métropolitaine est très profonde par ses manifestations : ce n’est pas une option de reconstruire le territoire et son économie, mais une nécessité impérieuse.
*L’impasse de la métropolisation est publié aux éditions Gallimard.
**IDF France/Paris, Bordeaux, Toulouse, Nantes, Rennes, Marseille, Montpellier, Lille, Lyon, Grenoble, Strasbourg et Nice.