« Commerces : le confinement permet de s’approprier une valeur montante, le local »
Le jour d’après est une série d’interviews et de tribunes qui portent un regard sur les enseignements que nous pourrons tirer, demain, de la crise sanitaire que nous vivons actuellement. Quels nouveaux besoins, quels nouveaux usages et relations sociales s’organisent dans ce contexte sans précédent ? Comment les initiatives positives créées par cette situation inédite peuvent-elle constituer des enseignements durables pour plus d’urbanité et une meilleure qualité de vie en ville ? Urbanistes, sociologues, géographes, architectes, mais aussi start-upper nous éclairent de leurs regards multiples sur l’urbanité bousculée que nous vivons aujourd’hui, pour inspirer durablement celle de demain.
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Vincent Chabault est sociologue, enseignant-chercheur à l’Université de Paris et à Sciences Po. Spécialiste de la consommation et du commerce* notamment, il observe le phénomène de la montée du local dans les usages autour du commerce depuis de nombreuses années. Cette parenthèse historique de confinement va-t-elle confirmer cette tendance ?
Quelles sont les observations que vous pouvez faire aujourd’hui, en tant que sociologue spécialisé sur la consommation et le commerce, sur la crise actuelle que nous vivons ainsi que sur ses conséquences sur le commerce des centres-villes et des périphéries ?
Comme dans toute période de crise, les pratiques de consommation sont redéfinies. Le secteur alimentaire fait l’objet de toutes les attentions. Selon l’institut Nielsen, le lundi 16 mars a été un jour record pour la distribution. Côté produits, les rayons épicerie salée, surgelés, entretien et papier hygiénique rencontrent des succès considérables quoique prévisibles. Coté circuits de ventes, le drive, la livraison à domicile, les commerces de proximité connaissent des progressions très fortes. Les super et hypermarchés sont en croissance mais des proportions bien moins élevées. Si l’on raisonne selon le territoire, je ne crois pas que le centre-ville soit discriminé au profit de la périphérie : les formats urbains de distribution sont fortement plébiscités.
Considérant le phénomène des supermarchés qui s’approvisionnent actuellement essentiellement français, pensez-vous que cette crise puisse changer nos habitudes alimentaires et au delà, nos habitudes urbaines ? Et si oui, de quelle manière ?
Ce que de nombreux observateurs du secteur appelaient de leurs vœux s’est réalisé. La fermeture des frontières contraint les centrales d’achat à un approvisionnement national pour les produits frais au profit des agriculteurs et des pêcheurs français. La grande distribution a fait des efforts ces dernières années mais cette contrainte liée à l’épidémie est bienvenue. Par un effet d’aubaine, l’image des distributeurs s’améliore : non seulement ces acteurs approvisionnent les Français mais permettent aux producteurs français d’écouler leur offre et d’éviter le gaspillage. Ce phénomène permet de s’approprier une valeur montante : le local. Les grands distributeurs poursuivront-ils ce type d’approvisionnement ? Partiellement, oui. Mais le positionnement sur les prix, les capacités de production et la demande des consommateurs, souvent inadaptée aux saisons, ne permettent pas un tel approvisionnement en période normale.
De quelle manière interprétez-vous la décision du Marché de Rungis d’ouvrir un service de livraison aux particuliers ? Peut-il y avoir des conséquences à terme sur les hypermarchés en périphérie des villes ?
L’initiative est intéressante. Les restaurants sont fermés, il convient là aussi de trouver un débouché commercial aux produits habituellement livrés à ce réseau. Il faudra examiner la façon dont ce dispositif est investi par les particuliers mais je doute qu’il concurrence les hypermarchés.
Dans votre tribune parue dans le journal Le Monde, vous affirmez que « La reconstruction du commerce après la période de confinement constitue une opportunité pour privilégier dorénavant des circuits de distribution vertueux pour l’environnement et favorisant un modèle social positif pour les salariés. » Pour quelles raisons cette crise vous permet d’envisager ces nouvelles pratiques commerciales « plus vertueuses » pour demain ?
Ce message fait écho à ce que j’appelle « l’amazonisation du commerce », c’est-à-dire la progression des ventes en ligne mais plus généralement à l’établissement d’une culture marchande qui s’articule autour de l’immédiateté, la recherche d’une offre exhaustive et de prix (prétendument) bas. Même s’il est loin de concerner tous les sites web, ce phénomène se renforce lorsque les commerces non alimentaires sont fermés. D’un autre côté, cette situation rend visibles les conditions de travail de la nouvelle classe ouvrière : employés d’entrepôts, manutentionnaires, livreurs, un personnel peu rémunéré et exposé à la contamination au même titre que les caissières et les employés chargés du réassortiment des grandes surfaces.
Par conséquent, l’un des enjeux que fait apparaître le réaménagement de la consommation lié à cette crise sanitaire est de garantir des conditions de travail et de rémunération décentes aux employés. Une partie des consommateurs orienteront je pense une partie de leurs achats vers des modèles de distribution attentifs aux conditions de travail des personnels au côté des enjeux environnementaux. Je ne condamne pas le e-commerce en général, je considère plutôt que l’une des pistes à creuser est celle de la « bonne » consommation en ligne, attentive aux aspects sociaux et environnementaux de la relation commerciale. La « bonne » consommation en ligne est aussi faite chez des acteurs fiscalement irréprochables. Elle se construit aussi en complément des magasins et non en opposition.
Que peut-on apprendre de la crise que nous vivons aujourd’hui en vue d’imaginer la ville de demain et plus précisément les commerces de demain ?
La crise sanitaire n’est malheureusement pas terminée et je ne me risquerai pas à en tirer la moindre leçon. Dans le domaine de recherche qui est le mien, je pense que la crise sanitaire va renforcer des tendances déjà visibles. D’un côté, la vente « sans contact » : la commande en ligne, le paiement, la livraison. Le sans contact, afin d’éviter toute contamination lors de la remise du produit, va sans doute devenir une norme commerciale.
D’un autre côté, le « tournant local », observé depuis quelques années, s’incarne dans la demande d’une relation commerciale plus socialisée. Des hypers remettent des employés dans les rayons traiteur, poissonnerie, boucherie. L’artisanat alimentaire en centre-ville repart. C’est le cas des crémiers-fromagers qui se positionnent du côté de la gastronomie et de la qualité. Enfin, une troisième tendance devrait à mon avis se renforcer : les consommateurs opteront davantage pour des marques responsables d’un point de vue social et environnemental. Le partage de valeurs communes sera le socle de la fidélité marchande. Aidés par les pouvoirs publics, mais aussi par les consommateurs, les commerces de centre-ville peuvent tirer leur épingle du jeu dans les grandes agglomérations mais aussi dans les villes moyennes qui vont être réinvestis par des ménages n’ayant plus les moyens de se loger ailleurs. La vie (commerciale) ne se passe pas que dans les métropoles.
*Auteur de Éloge du magasin. Contre l’amazonisation (Gallimard, 2020).
Crédits photo : © F. Mantovani/Gallimard