Toronto, l’urbanisme en perpétuelle mutation
Marie et Mïa sont deux étudiantes en entrepreneuriat à l’Université Paris-Dauphine qui ont décidé de partir observer les initiatives urbaines de 6 villes d’Amérique du Nord ! Pendant 6 mois, Envies de ville va suivre et publier les réflexions et les découvertes de ces deux reporters autour des innovations en termes d’urbanisme de l’autre côté de l’atlantique*.
*Cet article a été rédigé avant les mesures de confinement appliquées au Canada. Pour l’heure, l’expérience de Marie et Mïa est en suspens.
Ville en continuelle modernisation, siège du projet titanesque « Sidewalk » de Google, Toronto séduit de plus en plus de canadiens, mais divise, aussi. À notre tour, nous avons posé nos bagages et nous nous sommes laissées happer par cette ville aux mutations spectaculaires et controversées.
Nombreux sont les urbanistes qui se sont penchés sur cette ville : son véritable terrain d’expérimentation de l’innovation urbaine en fait le nouvel eldorado Canadien. Cette capitale anglophone est innovante, pionnière, ambitieuse, cosmopolite et surtout multiculturelle, … autant d’attraits qui ont permis à la ville de se transformer radicalement. Ainsi, la province qu’on appelait York il y a à peine deux siècles, n’a plus grand-chose à voir avec ce qu’elle est aujourd’hui. Et pour se construire, la ville engage de nombreux changements en impliquant ses habitants dans ceux-ci. Mais si cette ville cossue attire, elle ne manque pas de susciter la peur de nombreux Torontois : contre ses grands projets et ses prix faramineux, des voix s’élèvent. Cette ville aux multiples facettes mérite donc de s’y attarder !
De simple province à ville mondiale
Nous avions quitté avec nostalgie la métropole québécoise. Pourtant proches géographiquement, les deux rivales nous ont montré une facette bien différente l’une de l’autre : Toronto s’oppose à Montréal par son allure plus rigide. La chaleur humaine montréalaise se dissipe quand on arrive dans la capitale financière du Canada : la ville donne au premier abord l’impression d’être celle des grands acteurs qui en prennent possession. Mais si Montréal a su nous charmer grâce à son aspect bigarré qui laisse le « droit à la ville » à ses habitants, Toronto ne manque pourtant pas de ressources pour nous séduire à son tour.
Toronto nous a offert une diversité culturelle qu’on aura probablement du mal à retrouver ailleurs. Lara Muldoon, responsable des partenariats, de l’engagement et des projets à la School of Cities de l’Université de Toronto commente « Toronto est une ville de quartiers, chacun ayant un caractère et une personnalité unique ». L’identité des quartiers est marquée et il suffit de changer de rue pour changer d’ambiance. De Kensington Market à Yonge Eglinton, il y a tout un monde : des petites épiceries locales aux gratte-ciels, il suffit de quelques pas pour découvrir une autre facette de la ville. Et cette diversité, on l’a retrouvée dans nos assiettes : la gastronomie montréalaise nous avait laissées sur notre faim, celle de Toronto nous a comblées.
Et pour cause ! Toronto a été une véritable terre d’accueil pour de nombreux migrants depuis la fin de la seconde guerre mondiale et cela a participé à la construction singulière de la ville. Parallèlement, les habitants se sont progressivement installés dans de nouvelles banlieues. En conséquence, la ville s’est agrandie. Et alors que la ville se transforme en mégalopole, de nombreux acteurs travaillent pour créer et maintenir des liens ainsi que pour encourager les citoyens à s’approprier la ville.
Informer et consulter : une véritable volonté politique d’engager tous les habitants
Portés par la ville en collaboration avec de nombreux organismes, les programmes sont construits avec les habitants. Notre rencontre avec Daniel Fusca, responsable de la consultation publique au sein du service des parcs, des forêts et des loisirs de Toronto, nous a permis d’appréhender cette volonté de co-construire la ville avec tous les habitants. Les consultations citoyennes sont nombreuses et inspirantes.
Parmi elles, « Planners in Public Spaces » (ndlr : les urbanistes dans les espaces publics) est une initiative d’engagement des citoyens à l’urbanisme qui a été soutenue par la municipalité ces dernières années. L’objectif était d’offrir aux Torontois la possibilité de s’exprimer sur les questions relatives à la ville avec des urbanistes. Le principe était simple : 3 fois dans l’année, la ville proposait aux habitants d’échanger avec des urbanistes autour d’une table installée dans un parc, dans la rue ou au marché. Cela permettait aux habitants de faire remonter leurs commentaires et aux urbanistes d’ajuster leurs projets de planification urbaine.
Il y a quelques mois, « My City Too », menée par 880 cities et EcoKids en proche collaboration avec la ville de Toronto, a permis de penser une ville plus accueillante pour les enfants en faisant la promotion du jeu libre en plein air et de la mobilité indépendante. Trop longtemps, la ville a eu tendance à considérer le trafic automobile en dépit de la sécurité et du bien-être des enfants. En réponse à ce constat, les organismes en charge de ce programme ont examiné de nombreuses études, ont interrogé des experts et ont échangé avec parents et enfants. Ce programme a permis de présenter dix recommandations à mener pour rendre la ville de Toronto plus accueillante pour les enfants.
Mais si ces consultations citoyennes sont inspirantes, elles ne sont pas nouvelles et posent la question de la représentativité. Qui participe réellement à ces consultations ? L’échantillon consulté est-il vraiment représentatif de l’ensemble de la population ? Ce sont des questions que s’est posé la mairie torontoise. En réponse à celles-ci, les « Toronto Planning Review Panel » (ndlr : comité d’étude de la planification urbaine de Toronto) ont donné un nouvel élan aux consultations citoyennes. Lancée en 2015, cette initiative a permis d’améliorer l’engagement public et d’éclairer intelligemment certains choix de planification urbaine, en donnant la parole à l’ensemble de la population – certains segments de la population ayant longtemps été mis de côté.
Et en pratique, comment cela fonctionne ? Une trentaine de personnes est aléatoirement sélectionnée pour exercer un mandat de deux ans. Plus précisément, ce sont plus de 10.000 Torontois qui ont reçu en novembre 2017 (pour la constitution du second panel) une lettre les invitant à candidater pour devenir membre du nouveau panel. Plus de 400 habitants ont candidaté pour participer à ce programme et une trentaine de personnes a été sélectionnée de façon à assurer la représentativité de l’ensemble des habitants. Ce processus permet de garantir une diversité de profils.
Toronto, dont la force réside dans son multiculturalisme, a eu trop longtemps tendance à l’oublier ; ces panels permettent d’entendre l’ensemble des communautés qui cohabitent dans la ville, notamment les communautés autochtones. Car on nous l’a beaucoup répété, les personnes qui participent aux consultations citoyennes sont majoritairement des hommes blancs de plus de 50 ans : très loin de représenter la diversité de la ville. Il semblait donc indispensable de réussir à capter ceux qui ne participent pas naturellement afin de leur donner les moyens d’être à leur tour entendus.
Dans cette même dynamique, Park People, un organisme à but non lucratif dont l’objectif est « d’activer le pouvoir des parcs dans la ville », invite les Torontois à participer à la transformation de leurs parcs. Ils le font notamment en attribuant des subventions (2 000 $ CAD) et un soutien aux porteurs de projet durant tout le déploiement de celui-ci. Park People attache une importance à servir toutes les communautés avec une attention particulière portée aux communautés défavorisées. « Nous devons aller chercher ces communautés. Elles n’ont jamais fait de demandes de subventions auparavant, elles n’ont jamais fait de programmation, … Elles ne pensent souvent pas être « à la hauteur » pour demander un financement. » nous explique Minaz Asani-Kanji, directrice de diffusion chez Park People.
Comme Park People, de nombreux centres communautaires organisent des ateliers pour expliquer le fonctionnement de la ville et la manière dont il est possible de s’impliquer. Une démarche qui vise à inciter plus de personnes, aux histoires variées, à participer à la vie de leur environnement urbain.
Ces dernières initiatives en sont témoins, la ville réfléchit aujourd’hui à un modèle pour dépasser la « simple » consultation. En se basant sur le spectre de participation public proposé par IAP2, l’enjeu est de dépasser le stade de l’information et de la consultation pour réussir à impliquer, collaborer et déléguer.
Une consultation polémique sous le feu des projecteurs
À Toronto aujourd’hui, un projet est sous le feu des projecteurs internationaux : le quartier intelligent de Quayside, imaginé par Sidewalk Labs, société sœur de Google. Lancé fin 2017 suite à un appel à projet mené par Waterfront Toronto, société en charge revitalisation des rives de la ville, ce projet arrive dans quelques jours à un tournant majeur : celui de son entérinement ou de son rejet. Ce projet, qui a fait l’objet de nombreuses consultations publiques, a donc suscité notre intérêt.
Nous avons rencontré de nombreux acteurs qui semblent hésitants quant à la « pertinence » des consultations publiques menées par l’acteur privé. L’un d’eux nous explique que « la consultation pour le projet de Sidewalk Labs était mauvaise. Ils disposaient de tous les outils pour mener une bonne consultation, mais la question pour moi était de savoir comment tout cela s’articulait ? Le processus n’était pas transparent ! Je me demande où allait mon feedback ? ». Cette même personne ajoute qu’un processus de consultation efficace doit être itératif et transparent : « Il doit y avoir des points de contact avec le public, vous devez confirmer que ce que vous avez entendu était correct, vous devez convenir ensemble du point d’avancement pour pouvoir avancer. Et ce n’était pas le cas ».
Ainsi, si Sidewalk Labs avait déployé de nombreux moyens pour échanger avec les Torontois, nous ne pouvons nous empêcher de nous questionner sur la finalité de ces consultations et sur la réelle volonté de Google au-delà du fait de vouloir consulter les Torontois pour co-construire ce projet de quartier. Qu’en est-il de toutes ces données récupérées lors des « open discussions » ? L’opacité concernant le suivi de ces consultations publiques laisse certains des habitants sceptiques face à la démarche du géant.
Ainsi, si la municipalité a su démontrer une réelle volonté d’impliquer l’ensemble des Torontois, il faut rester vigilant quant à l’intérêt porté par certains acteurs privés.
« Une ville mosaïque »
Toronto est donc une ville qui s’engage avec ses habitants et pour ses habitants. En pleine croissance, la ville fait face à des défis de taille, elle dispose heureusement de nombreuses ressources pour les relever, parmi celles-ci, la richesse de la diversité de ses habitants. La ville et les organismes communautaires l’ont bien compris : leurs initiatives ont permis de rééquilibrer la représentativité et ainsi de permettre aux planificateurs de la ville de porter un regard plus juste sur celle-ci. Nous l’avons discerné à travers nos différentes rencontres : il n’existe pas un Toronto, mais un nombre infini de Toronto. Mais si cette diversité est une véritable richesse, elle est à nuancer. Nous avons aimé la description de Rachel Lissner, la fondatrice de la Young Urbanists League (entre autres), « Toronto est une mosaïque » ; les communautés vivent les unes à côtés des autres mais un effort doit encore être fait pour renforcer la cohésion et l’unification. Rachel Lissner ajoute « la diversité est une richesse pour la ville mais il manque une unification, une identité commune. Pour construire la ville que nous voulons, il est indispensable que les gens se rassemblent ».